Jambonews s’est entretenu avec la lauréate. Elle nous explique les raisons de son engagement au Rwanda, dresse un état des lieux sur l’état actuel de la démocratie au Rwanda, et nous partage son point de vue sur la place de la jeunesse dans la construction du leadership de demain et ses espoirs pour le Rwanda.
- Qui est Alice Muhirwa?
Je m’appelle Alice Muhirwa, j’ai 31 ans, je suis rwandaise, mère de deux enfants et trésorière du parti FDU-INKINGI.
- Tu as été lauréate du prix » Jeunesse engagée » décerné par le Réseau international des Femmes pour la Démocratie (RiFDP). Qu’est-ce que ça représente pour toi ?
Premièrement, je remercie le Réseau international des Femmes pour la Démocratie et la Paix pour ce prix, pour les activités et leur engagement en faveur de la démocratie. Les mots ne suffisent pas pour exprimer ma gratitude. Ce prix est une reconnaissance pour les jeunes, un encouragement pour continuer à être engagé dans la résolution des problématiques du pays. Ça représente pour moi la reconnaissance du courage individuel ou collectif qui a un impact positif sur la communauté notamment en termes de « processus de démocratisation ». Je préfère parler de processus parce que ce n’est pas encore atteint. Nous avons encore beaucoup de choses à faire et des buts à atteindre.
- Tu milites en faveur de la promotion de la femme rwandaise et tu es également engagée au sein du parti d’oppositionFDU-Inkingi au Rwanda; d’où te viens ce sens de l’engagement?
Cela me vient de mes propres valeurs : confiance, excellence, intégrité et compassion. Je pense que la femme a la même capacité que l’homme à exceller dans n’importe quelle situation. Je milite pour l’émancipation de la femme et je compare le rôle de celle-ci à celui que joue l’élite dans le processus de développement et de transformation d’un pays. Le degré d’émancipation de la femme accélère ou freine l’atteinte des objectifs du millénaire en matière de développement. La réussite des objectifs nationaux demeurera une utopie si les femmes elles-mêmes minimisent l’impact de leur rôle et s’il n’y a pas un changement des mœurs.
Mon engagement au sein des FDU-INKINGI va de pair avec mes convictions politiques. Je crois qu’un pays dit développé est celui dont les valeurs mènent au bien-être collectif, chacun participe au progrès. J’accorde une grande valeur à la philosophie politique qui vise à inclure l’égalité des chances, la liberté d’expression et la démocratie dans la volonté politique.
On ne peut pas dire qu’il y a la loi quand il n’y a pas de liberté d’expression ; quand les gens ne peuvent pas exercer librement leur droit de vote, d’association, de manifestation et de critique de l’action gouvernementale et quand la justice est utilisée pour faire taire les voix divergentes.
- Est-ce facile pour les jeunes de s’engager en politique au Rwanda ?
Comment serait-il facile pour les jeunes quand c’est déjà assez difficile pour leurs aînés ? L’opposition est confrontée à de sérieuses menaces : Un pays qui a peur de demander des comptes au président lorsque celui-ci change d’orientation politique, imaginez ce qu’il peut faire à un simple citoyen motivé par le changement.
Cette cause va bien au-delà de notre parti, nous avons des raisons de demander une ouverture de l’espace politique. L’expérience des autres pays démocratiques montre que le dialogue avec les différents acteurs de la société et un débat politique libre permettent l’accomplissement de la vision de la nation et la prospérité. Autrement, Ce sont des conflits entre peuple, le sentiment et l’expression du rejet qui demeurent sans fin.
- Face aux arrestations quotidiennes d’opposants et de journalistes, est-ce que tu penses à arrêter ton combat ?
Nous n’arrêterons pas notre combat tant que l’objectif ne sera pas atteint, nous avons besoin de changement et nous agissons pour cela. Peu importe ce qui se passera, nous continuerons à lutter et nous atteindrons notre but. C’est le combat d’une génération, nous devons engager des actions responsables afin de transmettre un héritage positif aux générations futures. Personne n’est super puissant, personne n’a le droit d’opprimer les autres et personne n’est au-dessus de la loi. Nous sommes tous égaux.
Nous avons été témoins des actions engagées par les peuples des pays arabes pour amorcer les changements qu’ils voulaient. La démocratie n’est jamais offerte ; elle ne demeure pas pour autant un rêve. La démocratie apportera le changement. On ne peut pas emprisonner toute une nation.
- Amnesty International et Human Rights Watch critiquent le Rwanda à cause de sa politique répressive contre l’opposition. Comment se manifeste cette répression au quotidien ?
Quand un pays dispose de plusieurs centres de détention illégaux et de services de renseignement à travers tout le territoire, on est en droit de se demander à quoi cela peut bien servir. C’est un arsenal répressif contre l’opposition au même titre que la chasse à l’homme, l’intimidation, le harcèlement, la détention, la torture, l’infiltration des partis d’opposition……même durant le procès de notre présidente, les co-accusés ont témoigné de ces détentions illégales, des interrogatoires sans assistance juridique.
Cet arsenal n’est pas seulement réservé à l’opposition ; il est utilisé contre les couches populaires qui essaient de survivre grâce au petit commerce de rue.
- A quelles difficultés sont confrontées les militants et les sympathisants de l’opposition ?
Ils sont poursuivis dans le cadre d’une chasse à l’homme, intimidés, licenciés de leur travail, forcés à s’exiler, condamnés au silence, emprisonnés pour de longues années et battus.
- Sur les campus, est ce que les étudiants parlent librement de politique ?
Si le parlement national ne peut pas exprimer librement la volonté du peuple, imaginez ce que ça peut être pour les étudiants sur les campus. Les murs des toilettes et les plateformes internet restent les seuls lieux où les étudiants s’expriment derrière des pseudonymes. Dans les universités, il n’y a jamais de débat politique même entre étudiants. Les seules discussions politiques encouragées sont celles qui sont favorables au parti actuellement au pouvoir (RPF/FPR).
- Huit leaders d’opposition dont votre présidente Mme Victoire Ingabire sont détenus dans des prisons de haute sécurité. Dans quelles conditions sont-ils détenus ?
Je ne peux pas décrire les conditions de détention de tous ces leaders ; ils ne sont pas seulement 8. Aujourd’hui, j’ai seulement le contact avec Mme Victoire Ingabire Umuhoza ; beaucoup d’autres leaders ont été transférés à la prison de Mpanga qui est à 4 heures de route de Kigali. L’objectif est toujours le même : isoler les leaders de la communauté et décourager les sympathisants d’aller les visiter et les soutenir.
Concernant Victoire, elle est détenue dans une cellule individuelle, elle n’a pas le droit de participer aux activités collectives telles que le sport, les réunions. Sa famille des Pays-Bas n’a jamais été autorisée à lui rendre visite depuis qu’elle est en détention.
- En tant que trésorière du parti FDU, tu as fréquenté de manière quotidienne Victoire Ingabire, même depuis qu’elle est en prison, comment a t-elle accueilli sa condamnation? Comment vit-elle la situation depuis cette condamnation? Garde t-elle le moral?
Elle est plus que jamais convaincue de la justesse de son combat. C’est une femme forte de caractère et elle garde toujours le même courage qu’elle avait en atterrissant à l’aéroport de Kigali en 2010. Ce procès a été saboté afin de la retirer de la scène politique. C’est parce qu’elle se sait innocente, qu’elle reste forte.
- Récemment, le président du Sénégal Macky Sall déclarait: » Il faut absolument donner un statut à l’opposition et ses droits dans la république ». Penses-tu que cette idée est arrivée également dans la classe politique rwandaise ?
Normalement dans un pays, l’opposition est une force par son essence. Le rôle des partis d’opposition est d’engager un mouvement. Lorsque des gens pensent de la même manière, il est très facile d’échouer mais différents points de vue permettent d’obtenir différentes objections, stratégies et différentes approches de gestion qui maximisent les possibilités de réussite. Avoir une culture de la similarité et de l’homogénéité est le plus court chemin vers l’échec. La diversité et la pluralité d’opinions constituent des fondations solides d’un pays.
La faiblesse de beaucoup de leaders africains est de considérer l’opposition comme un ennemi du pays, de se définir comme patriotes parce qu’ils ont conquis le pouvoir par les armes et de penser que la démocratie n’aurait pas une valeur importante comme l’économie et le bien-être des citoyens.
- Penses-tu que les Rwandais sont prêts et aspirent au changement ?
Bien-sûr qu’ils aspirent au changement et nous sommes venus répondre à leur volonté. Nous voulons mettre fin à ce sentiment de peur, à l’autocensure de la population. La population a besoin de s’exprimer, de participer au processus de décision, d’être informée de leurs droits et de pouvoir demander des comptes. Récemment, il y a eu une évaluation des différentes agences gouvernementales et on a découvert qu’une quantité importante de fonds avait été mal gérée ou juste détournée mais justice n’a pas encore été faite et ce sont les Rwandais qui devront payer par le biais de la hausse des impôts. Les gens veulent du changement, ils veulent des leaders responsables et crédibles dans la gestion des biens de l’Etat, les relations internationales et l’implication des citoyens dans le développement de leur pays.
- Le 19 octobre 2012, Paul Kagame exhortait les jeunes rwandais à « être les leaders d’aujourd’hui, viser haut et prendre le contrôle de leur destin ». Est-ce que le cadre politique actuel permet aux jeunes rwandais d’être maitres de leur destin politique et d’être des leaders du changement politique ?
Bien-sûr que non ! L’absence de liberté d’expression et la fermeture de l’espace politique expliquent cette incapacité des jeunes rwandais à être maîtres de leur destin politique et être des leaders du changement. La seule manière de travailler ici est d’épouser les idées véhiculées par les chaînes d’informations qui sont toutes contrôlées par le Front Patriotique Rwandais. S’l y avait des sites d’information libres comme ils le prétendent, le système politique rwandais ne serait pas comparable à celui qui prévaut à Singapour. C’est le principe de Lee Kua yew (le développement d’abord) qui domine. Cela se traduit par le fait qu’une poignée d’individus décide du bien-être des millions d’individus.
C’est bien d’avoir et de mettre en place une vision mais c’est également important que les citoyens sachent le bien-fondé de cette vision. Il faut également créer un environnement favorable, permettant aux citoyens d’accomplir cette vision ; c’est le rôle d’un leader innovant. On ne dirige pas un peuple à l’aveugle en espérant une réussite au final ; c’est ce qui a fait l’échec de certains pays à atteindre leur vision ou à maintenir le cap sans changer de direction, de stratégie.
Normalement, la vision d’un pays ne devrait pas changer au rythme des élections présidentielles, mais ici en Afrique chaque présidence apporte sa propre vision. Au final, il n’y a pas de cohérence et on se retrouve au bout de dix ans à tourner en rond.
Je pense que la vision d’un pays devrait figurer dans les chapitres de la constitution, elle serait inchangeable parce qu’elle aurait été votée par les citoyens. Le parlement doit évaluer le mandat de l’exécutif en se basant sur la vision. Ici, le leadership de l’exécutif façonne la vision, définit et évalue les mandats. Un bon leadership donne de la valeur à chaque détail de la volonté du citoyen
- As-tu un dernier mot à adresser à la jeunesse rwandaise de l’étranger ?
Merci à tous ceux qui s’engagent pour le Rwanda et qui agissent pour le changement qu’ils veulent voir. J’encourage ceux qui hésitent encore à chercher dans quels domaines ils excellent et à utiliser leurs compétences pour s’impliquer dans la recherche de solutions pour le développement du pays. Nous sommes une force dynamique avec différents talents ; nous sommes responsables de ce qui se passe maintenant et nous devrons assumer cet héritage. Agissons de sorte que nos actions reflètent nos idéaux pour un héritage démocratique réussi.
On se souvient de la lettre à la jeunesse où l’écrivain français Emile Zola lança un appel qui resta célèbre : « ô jeunesse, jeunesse ! Je t’en supplie, songe à la grande besogne qui t’attend. Tu es l’ouvrière future, tu vas jeter les assises de ce siècle prochain, qui nous en avons la foi profonde, résoudra les problèmes de vérité et d’équité posés par le siècle finissant ».
Marie Umukunzi
Jambonews.net