Article d’opinion soumis par Aimé Sindayigaya, édité par Jules Niyibizi
Le récit du progrès économique remarquable accompli par le Rwanda d’après 1994 domine les débats dans le monde entier. La plupart des louanges concernent l’impressionnant taux de croissance de produit intérieur brut (PIB) réalisé par le Rwanda au cours des deux dernières décennies. Cependant, comme l’a dit en 1959 Moses Abramowitz, un expert renommé dans le monde des affaires et spécialiste de la croissance économique : «Nous devons rester très sceptiques à l’idée que les changements à long terme dans le taux de croissance du bien-être peuvent être mesurés, même approximativement, à partir des changements dans le taux de croissance de la production ». Pourtant, malgré ces avertissements, les économistes et les politiciens donnent souvent l’impression que la croissance du PIB et le bien-être sont synonymes. L’objectif des décideurs politiques devrait être l’amélioration du bien-être plutôt que l’augmentation du PIB en soi (Coyle, 2014). Une analyse plus approfondie révèle qu’il existe un écart croissant entre la success story rapportée du progrès économique du Rwanda et le bien-être de la majorité de sa population. L’article suivant fournit des éléments de cet écart et permet de regarder au-delà des chiffres acclamés de la croissance économique du Rwanda.
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Le revenu des ménages
Alors que le Economist a classé le Rwanda l’économie à la 10ème plus forte croissance dans le monde (2011), le Rwanda a la 3ème plus petite classe moyenne des 44 pays africains étudiés par la Banque africaine de développement (BAD) pour son rapport The Middle of The Pyramid: Dynamics of the Middle Class in Africa. La BAD a indiqué que seuls 2,6% de la population rwandaise appartiennent à la classe moyenne stable avec la capacité de dépenser entre 4 et 20 dollars par jour. La classe moyenne flottante capable de dépenser entre 2 et 4 dollars par jour est estimée à 5,10% de la population rwandaise. Cette classe pourrait retomber en dessous du seuil de la pauvreté en cas de chocs économiques exogènes. Avec son niveau record de croissance économique au cours des deux dernières décennies, on se serait attendu à une classe moyenne rwandaise florissante. Mais ce n’est pas le cas. En effet, 82% de la population du pays continue de vivre avec moins de 2 dollars par jour. En outre, l’apparente réduction de la pauvreté atteinte au Rwanda est basée sur le seuil de la pauvreté du pays et non sur le seuil international de pauvreté de 1,25 dollar par jour. En utilisant le seuil international 1,25 dollars pour mesurer le niveau de pauvreté au Rwanda, 63% de la population du pays serait considéré comme vivant bien en dessous du seuil de pauvreté, un chiffre qui contraste avec le chiffre officiel et largement relaté de 44,9%.
La répartition des revenus
Non seulement le revenu moyen des ménages est très faible, mais les revenus sont aussi inégalement répartis au Rwanda. Un récent rapport conjoint de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA) et de l’Union africaine (UA), intitulé Dynamic industrial policy in Africa, a révélé que l’inégalité compromet les efforts pour réduire la pauvreté en Afrique. Les 20% les plus pauvres de la population représentent souvent moins de 10% du revenu total, tandis que les 10% les plus riches en contrôlent entre un quart et la moitié ou plus en Afrique. Le rapport mentionne le Rwanda parmi les quelques pays africains où les 10% les plus riches gagnent plus de 40% du revenu total et les 10% les plus pauvres entre 3 et 5%. Le niveau de l’indice de Gini[1] du Rwanda est de 0,49 et reste le plus élevé de la Communauté d’Afrique de l’Est[2] (EAC). Le niveau du développement humain du Rwanda est affecté par un revenu faible et une répartition inégale de celui-ci. Un rapport du PNUD de 2014 montre que, bien que l’indice de développement humain (IDH) global du Rwanda soit en augmentation, le pays perd 33,2% de son IDH en raison des inégalités en matière d’espérance de vie, d’éducation et de revenu.
La répartition inégale des terres parmi les ménages à travers le pays est une cause importante du faible revenu moyen et de la répartition inégale des revenus au Rwanda. La majorité des Rwandais qui vivent dans les zones rurales gagnent leurs revenus grâce à la vente des récoltes de leurs terres cultivées ou en travaillant comme ouvriers sur les terres. Il y a cependant une répartition de plus en plus inégalitaire des terres au Rwanda selon une étude sur les conditions agricoles, techniques et économiques et la sécurité alimentaire dans le pays, publiée par Internationale Zusammen Arbeit en 2011. L’étude a révélé que plus d’un quart des ménages agricoles cultivaient moins de 0,2 ha en 2006, malgré l’existence d’exploitations de centaines, voire des milliers d’hectares au Rwanda. La plupart de ces exploitations sont détenues par le gouvernement et les représentants militaires, d’autres membres de l’élite urbaine, et des investisseurs étrangers. La terre est un atout de plus en plus précieux dont la pénurie persistante et la répartition inégale font un atout controversé au Rwanda.
Les inégalités croissantes dans la répartition des terres sont étroitement liées aux inégalités dans les droits fonciers des ménages à travers le pays. Une étude des inégalités de droits fonciers au Rwanda de 2011 a révélé que les ménages dirigés par des femmes (soit 35% des ménages) ou par de jeunes personnes, les ménages qui ont été déplacés en raison de conflits, ou les populations qui ont été réinstallées dans les villages appelés comme «imidugudu», ont les plus faibles droits fonciers. Il n’est ensuite pas surprenant que les intervenants avec le plus d’influence et de ressources exploitent les inégalités en matière de droits fonciers et acquièrent les terres des plus vulnérables et des plus pauvres. Ces transferts de terres de la majorité vulnérable et pauvre vers les plus riches œuvrent au détriment du développement économique et humain du Rwanda, parce qu’ils élargissent les inégalités de revenus dans le pays.
Les inégalités dans le revenu du ménage sont accentuées par les efforts du Rwanda pour faire de son économie agraire une économie de la connaissance. Les jeunes qui n’ont pas accès à une éducation de qualité et n’acquièrent pas les qualifications pertinentes seront laissés pour compte et ils sont la majorité. Avec des revenus faibles et inégaux, peu sont ceux qui peuvent se permettre l’enseignement privé au Rwanda ou à l’étranger, enseignement qui offre une éducation de meilleure qualité que celle des écoles publiques dans le pays. Un rapport global publié par l’UNESCO en 2012 dit du Rwanda qu’« (…) il n’est pas clair que les TIC et autres services, qui ont tendance à créer moins d’emplois que d’autres types de l’industrie, puissent aider les enfants de parents pauvres à échapper à la pauvreté dans un pays où 90% de la population est engagée dans la production agricole et le taux brut de scolarisation secondaire n’est que de 36% ». Les décideurs politiques au Rwanda ont-il anticipé les inégalités sociales qui risquent d’augmenter si le pays poursuit son objectif de transformer son économie agraire en une économie de la connaissance ?
La voie à suivre
Dans leur rapport de 2008, qui visait à identifier les limites du PIB comme indicateur de la performance économique et le progrès social, les gagnants du Prix Nobel Joseph Stiglitz et Amartya Sen, et le Professeur Jean-Paul Fitoussi ont recommandé de mettre moins l’accent sur la mesure de la production économique (PIB) pour mesurer le bien-être et de donner plus de poids aux revenus des ménages et la façon dont ceux-ci sont répartis. Dans le cas du Rwanda, les chiffres évoquent que le bien-être d’un grand nombre de citoyens du pays est encore très faible malgré la forte croissance économique.
D’autres indices de bien-être et de progrès social qui devraient davantage être pris en compte sont notamment l’indice de développement humain (IDH) qui mesure le progrès social à travers les revenus, la santé et l’éducation de la population d’un pays, et l’indice de bonheur qui mesure la qualité de vie et le progrès social d’un point de vue plus holistique et psychologique. Le Rwanda obtient de mauvais résultats pour ces deux indices également. Le niveau de l’IDH du Rwanda baisse considérablement en raison des inégalités, et le pays est classé parmi les cinq derniers pays dans le classement mondial de l’indice du bonheur.
Des revenus faibles et une répartition inégale de ceux-ci, constituent de véritables défis qui touchent beaucoup de gens ordinaires au Rwanda, en dépit du beau progrès économique dépeint dans les médias rwandais et internationaux. En effet, l’objectivité dans la narration du progrès économique du Rwanda et voir au-delà du progrès macroéconomique rapporté du pays sont des préalables dans toute tentative de rendre compte avec précision des performances économiques réelles du Rwanda.
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Écrit par Aimé Sindayigaya édité par Jules Niyibizi
Traduit de l’anglais par Gisèle Uwayezu
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