Avril est le mois de commémoration du génocide rwandais. C’est un événement qui fait toujours couler beaucoup d’encre et à juste titre. Cependant tous ces défilés d’articles n’ont pas le même objectif. Les uns cherchent à maintenir la pression sur la communauté internationale uniquement pour des fins politiciennes. Les autres essayent d’ouvrir une brèche à un questionnement en espérant que celui-ci permette d’en savoir davantage sur ce dossier plein de mystères ou de tabous politico-économiques. Certains médias ont l’habitude d’y consacrer des pages entières, mais rares ou même absents sont ceux qui proposent aux Rwandais une solution pour sortir de ce bourbier infernal.
La première question doit-elle être celle de savoir si on parlera du dix-neuvième ou du vingt et troisième anniversaire de la tragédie rwandaise ? Car, les tueries et les massacres ont bel et bien commencé quatre ans avant la date connue par tous, celle du 6 avril 1994.
Aujourd’hui, beaucoup ont écrit, d’autres ont parlé. Les contradictions auxquelles les non Rwandais sont confrontés ne sont pas faciles. L’effort de comprendre la cause des massacres interethniques au Rwanda ne devrait pas être taxé de complicité au génocide, ni encore moins de négationnisme au moment où des enquêtes menées sur l’attentant du 6 Avril 1994 le confirment comme élément déclencheur de ces horribles massacres. Jamais dans l’histoire, on a vu un assassinat de deux chefs d’Etats en exercice sur lequel la communauté internationale est restée muette et sans demander même une enquête pour connaître les auteurs.
Ce silence cache certainement des vérités qui ne sont pas bonnes à dire. De quoi a-t-on peur ? Que veut-on cacher ? Qui veut-on protéger ? Quel est le prix de ce silence ? Le dossier rwandais serait-il devenu un élément de spéculation dans la politique internationale ? Combien de temps cela va-t-il durer ?
Le Colonel Luc Marchal, n°2 de la Missiondes Nations Unies au Rwanda (MINUAR), s’est clairement indigné contre l’absence d’enquête sur l’attentat : « Je m’interroge plutôt sur les raisons profondes de cette absence de volonté de découvrir la mécanique sous-jacente de ce geste qui, tel un raz-de-marée, fit déferler l’horreur sur le Rwanda et continue depuis de déstabiliser l’ensemble de l’Afrique centrale. Qui est puissant au point d’empêcher qu’une véritable enquête internationale fasse toute la lumière sur ce qui s’est effectivement passé au retour du Président Habyarimana d’un sommet régional de Dar Es Salaam ? (2001, P 304).
Faut-il continuer à monnayer le génocide comme spectre de l’horreur pour empêcher toute initiative visant à faire la lumière sur ce qui s’est passé dans la région des grands lacs en l’occurrence le Rwanda ? Peut-on parler de réconciliation à travers les tribunaux GACACA en accusant et condamnant les uns et en innocentant les autres, en occultant une partie de l’histoire ? Peut-on avancer sans une vraie réconciliation ? Doit-on attendre que ce puissant dont parle le Colonel Marchal fasse sa vie tranquillement, vieillisse et s’éteigne en paix ?La MINUARa-t-elle joué son rôle durant cette période ?
Bien sûr, s’eût été mieux si cette guerre avait été évitée. Car, mieux vaut prévenir que de miser sur les prouesses des réparateurs des cœurs et sur l’efficacité miraculeuse des pansements de l’époque moderne. Malheureusement, la prévention n’a pas pu avoir lieu pour la simple raison que le Front Patriotique Rwandais justifiait son attaque par trois principales raisons : – Le retour des réfugiés ayant fui le pays lors de la révolution sociale de 1959. – La démocratisation du pays. – L’installation d’un État de droit.
Là encore l’on doit poser la question sur la vérité de ces prétextes car : – Les accords de rapatriement de ces réfugiés venaient d’être signés entre le Rwanda, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés et les pays qui les avaient accueillis.- Le Rwanda était bien coté parmi les pays du Tiers Monde les plus respectueux des droits de l’homme. – Le pays se préparait au processus démocratique avec l’élaboration d’une Charte du multipartisme et la modification de la Constitution.
Seule la pitié de ceux qui ont préparé cette guerre pouvait faire quelque chose.
Mais hélas, le mal est fait et il faut penser à l’avenir. Ce qui est certain, c’est qu’aucun changement n’est possible sans pardon. Tout comme ce pardon est le seul chemin qui ouvre la voie à la réconciliation. De même, il n’existe pas de pardon sans l’humilité des deux parties. Car, l’humiliation d’une partie conduit à sa résignation. Mais son silence ne signifie guère son adhésion au processus de paix. À moins que le souhait des uns soit la pérennisation des troubles dans la région pour faciliter la pêche en eau trouble ! Mieux vaudrait arrêter la spirale de la haine et de la rancune. C’est le seul moyen d’envisager un nouveau départ et construire un avenir meilleur pour le Rwanda. Le peuple rwandais a besoin qu’on l’aide à cheminer vers un pardon sans holocaustes et sans conditions, une réconciliation sans vainqueur ni vaincu. Car, combien de temps dure pour chacun l’illusion d’une victoire ? D’autre part, n’est-ce pas que le vainqueur est celui qui a été le plus violent ?
Tout le monde est coupable
Que faire, puisque chacun s’efforce de démontrer son innocence et nie d’avoir contribué à faire entrer le mal dans la société rwandaise ? Ce n’’est pas moi, c’est lui ou elle ! N’est-ce pas là un réflexe très originel, aussi vieux que le premier péché ? « La femme que tu m’as donnée, c’est elle qui m’a fait manger la pomme », se défend Adam. « C’est le serpent qui m’a dit d’y goûter », prétexte Eve. Il faut bien un coupable, mais que ce coupable soit moi, c’est hors de question. Il faut qu’un autre soit contraint d’accepter et paye à ma place !
Martin Luther King dit que le mal possède un enracinement solide. Il conseille de ne pas le laisser s’installer. Car, poursuit-il, le mal installé devient difficile à détruire. Il est tenace, récalcitrant, jamais il ne lâche prise volontairement, sans une résistance opiniâtre et presque fanatique.
Et il ajoute qu’on constate aussi universellement que le mal est incapable de s’organiser de façon permanente. D’où la nécessité de lui opposer une lutte longue. On comprend bien qu’il faille une persévérance, car le mal est toujours à la porte, à guetter le moindre relâchement de la vigilance.
Oui, il faut y croire et persévérer, car la route du pardon est très longue, avec ses creux et ses bosses, ses montées et ses précipices, où peuvent resurgir à chaque instant les mauvais souvenirs du passé.
Logiquement, ce devrait être un exercice possible, d’un côté pour des gens qui ont connu une période relativement calme et qui a laissé de bons souvenirs, d’un autre côté pour des personnes qui appartiennent au même destin.
Qui doit prendre l’initiative de la réconciliation ?
Il n’existe pas de formule magique qui permettrait d’arracher les Rwandais à la crise de confiance. C’est surtout la volonté de lutter manifestée par eux-mêmes qui compte et dont il faut se servir pour essayer de réparer les pots. Inutile d’aller chercher les conciliateurs en dehors de la communauté. Qui sait si, parmi les soi-disant conciliateurs volontaires ne se cache un membre du groupe partisan de la pérennité de la situation actuelle ?
Le pardon doit être l’initiative des membres de la société rwandaise. Qui d’autre connaît mieux les causes des divisions ? Si ce n’est celui à qui les uns et les autres ont confié le secret ? Le linge sale doit se laver en famille.
Les initiatives extérieures renferment souvent des intérêts cachés. Les Rwandais ne devraient laisser aux autres le travail qu’ils peuvent faire eux-mêmes. Car, la facture risque d’être salée pour un résultat peu satisfaisant. Les Rwandais devraient eux-mêmes en fixer les règles, le temps et le prix à payer
Pourquoi pardonner ?
Il faut reconnaître qu’il y a du bon dans le pire d’entre nous et du mauvais dans le meilleur. Ces deux côtés mènent en chacun une lutte sans merci et de façon permanente. Chacun a besoin d’une aide pour faire triompher son bon côté.
Vivre avec quelqu’un suppose être toujours prêt à lutter avec lui contre ses faiblesses. En effet, aussi longtemps qu’il est en vie, il lui arrivera de succomber.
Pardonner n’est pas une question de quantité, mais de qualité. Ce n’est pas un acte occasionnel, mais une attitude permanente. Pardonner ne signifie pas ignorer ce qui a été fait ou coller une étiquette fausse sur un acte mauvais. Pardonner ne signifie pas oublier, car on ne pardonne pas ce qu’on a oublié. Pardonner signifie que cet acte cesse d’être un obstacle aux relations. Le pardon est un catalyseur qui crée l’ambiance nécessaire à un nouveau départ, à un recommencement.
Rendre le mal multiplie le mal. L’obscurité ne peut en aucun cas chasser l’obscurité. La haine ne peut pas chasser la haine. La violence multiplie la violence et elle crée une spirale infernale de revanche et de destruction. Il n’y a que le pardon et la réconciliation qui peuvent arrêter cette réaction en chaîne du mal.
La haine blesse l’âme et déforme la personnalité. Certes elle cause à ses victimes beaucoup de souffrances et les dégâts peuvent être considérables. Cependant, il ne faut pas exclure qu’elle est tout aussi néfaste à la personne qui la cultive et l’entretient. Toujours selon Martin Luther King, « la haine corrode la personnalité et détruit en l’homme le sens des valeurs et de l’objectivité. Elle conduit l’homme à décrire le beau comme laid et le laid comme beau, à confondre le vrai avec le faux et le faux avec le vrai ». Les champions de la haine vont même jusqu’à haïr les personnes qu’ils ne connaissent pas, uniquement parce que quelqu’un de l’entourage a dit du mal d’elles !
La rancune conduit à la haine. Outre les dégâts matériels qu’elle inflige à ceux qui choisissent de se venger, ils perdent énormément de temps et d’énergie à se préoccuper de la situation des autres. Ils sont malheureux quand ils apprennent que l’autre est heureux. Cette hantise de suivre l’autre, de se réjouir quand il souffre et de déprimer quand on apprend qu’il est heureux, maintient l’auteur dans un engrenage stérile. Elle ne le laisse pas progresser.
Conclusion
- Nous devons connaître l’histoire de la communauté et l’assumer. Accepter son passé, son héritage. Les succès doivent encourager, les échecs doivent servir de leçons et la renforcer davantage. Tout passé est une richesse pour celui qui sait le sculpter et l’accepter avec humilité, honnêteté et sincérité.
- Accepter son histoire, c’est se réconcilier avec son passé ; c’est déposer tout le fardeau qui pèse à la communauté ; c’est se libérer pour mieux vivre le présent, le comprendre et envisager l’avenir avec réalisme.
- Celui qui refuse de se réconcilier avec son passé ne peut pas s’épanouir dans le présent. C’est « Hier » qui a construit pour aller vers « Demain ». C’est quand chacun est réconcilié avec soi-même que la communauté peut envisager d’exister. Car, il n’y a pas communauté sans une réconciliation toujours renouvelée. Cet exercice de réconciliation doit commencer dans le cœur de chacun.
- À quoi sert-il aux nouvelles générations de vivre le passé qui ne leurs appartient pas ? N’est-il pas se priver du temps réservé au présent et à la préparation de l’avenir ? Il ne leur est pas demandé de faire ce que les anciens n’ont pas fait, mais de faire ce qu’ils ont à faire aujourd’hui pour libérer les anciens et les laisser progresser vers la lumière et le repos éternel.
- Ne jamais se positionner par rapport à la faiblesse des autres mais à leur succès. D’ailleurs, mieux vaut s’interdire d’écouter ce que l’on dit de la faiblesse des autres car on risquerait de demeurer dans l’illusion d’être meilleur et d’oublier que la vraie force se déploie dans la faiblesse.
- Il n’y a pas d’amitié qui ne soit crucifiée, c’est à dire qui ne connaisse pas la souffrance un jour ou l’autre. Le courant ne passe pas toujours. L’essentiel est de rester branché.
- Il ne faut donc pas s’attarder sur la rupture mais plutôt rester éveillé en attente du retour. Car, pour sauver son peuple, Dieu place la personne qu’il faut, à l’endroit qu’il faut et au moment qu’il faut. Dans le ciel, il y a toujours une étoile d’espérance qui brille. Il faut aller à sa rencontre.
- Heureux sont ceux qui découvrent que la construction d’une nation prend du temps. Car le plus précieux est aussi le plus fragile.
- Nous devons reconnaître que l’engagement définitif n’est pas celui que l’on prend au départ, mais plutôt celui que l’on se renouvelle à chaque rencontre.
Je n’ai plus peur de rien
« La guerre la plus dure, c’est la guerre contre soi-même. Il faut arriver à se désarmer. J’ai mené cette guerre pendant des années, elle a été terrible. Mais je suis désarmé. Je n’ai plus peur de rien, car l’amour chasse la peur. Je suis désarmé de la volonté d’avoir raison, de me justifier en disqualifiant les autres. Je ne suis plus sur mes gardes, jalousement crispé sur mes richesses. J’accueille et je partage. Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. Si l’on m’en présente de meilleurs, ou plutôt non pas meilleurs mais bons, j’accepte sans regrets. J’ai renoncé au comparatif. Ce qui est bon, vrai, réel, est toujours pour moi le meilleur. C’est pourquoi je n’ai plus peur. Quand on n’a plus rien, on n’a plus peur. Si l’on se désarme, si l’on se dépossède, si l’on s’ouvre au Dieu -Homme qui fait toutes choses nouvelles, alors, Lui, efface le mauvais passé et nous rend un temps neuf où tout est possible ». Patriarche Athénagoras
F. M.