22 ans après l’horreur absolue, le peuple rwandais essaie toujours de se relever. « Tragédie », « cataclysme », « apocalypse », les mots ne suffisent pas pour décrire ce qu’ont vécu les Rwandais en ce mois d’avril 1994. S’en suivirent des années de calvaire avec d’un côté ceux qui essayaient de se reconstruire malgré le drame et de l’autre ceux qui continuaient à fuir la folie humaine dans les forêts congolaises. De cette tragédie, la région des Grands Lacs d’Afrique ne s’en est toujours pas remise. Depuis 1990, aux crises de réfugiés succèdent des crises politiques et des conflits intrarégionaux. C’est dans ce contexte tragique que des jeunes se sont levés et ont créé une organisation nommée Jambo ASBL avec l’objectif disent-ils: « de contribuer à mobiliser les ressources nécessaires à l’instauration et à la pérennisation d’états de droit dans la région des Grands Lacs« . La défense et la protection des victimes, la justice, le vivre ensemble ainsi que la reconstruction, tels sont les enjeux sur lesquels JamboNews a voulu s’entretenir dans cette première partie de l’interview avec la nouvellement élue Présidente de Jambo ASBL, Natacha Abingeneye.
L’interview sera publiée en deux parties, découvrez ci-dessous la première partie de l’interview.
Si vous souhaitez découvrir la seconde partie de l’interview, cliquez ici.
Jambonews : Bonjour, Madame Natacha Abingeneye et merci d’avoir accordé votre première interview à JamboNews. Vous avez été élue à la tête de Jambo le 6 février 2016, parlez-nous un peu de cette organisation ?
Natacha Abingeneye : Bonjour et merci de m’avoir invitée. En quelques mots, JAMBO asbl est une association de jeunes originaires de la région des Grands Lacs d’Afrique, en majorité du Rwanda comme moi-même. Fondée en 2008 et basée à Bruxelles, notre association a pour but de promouvoir les échanges socioculturels, et de mener des projets visant la paix, le dialogue, la justice et le développement durable en Afrique des Grands Lacs et au sein de sa diaspora.
Qu’est-ce qui a motivé votre engagement en tant qu’activiste au sein de Jambo ASBL ?
Le constat du bilan humanitaire catastrophique de la région des Grands Lacs d’Afrique! Cette région est aujourd’hui tristement célèbre pour ses tragédies, génocides et autres innommables crimes contre l’humanité qui y sont commis jusqu’à maintenant. Face au déni de justice flagrant pour une partie des victimes et à un manque de véritable démarche de réparation et de réconciliation pour ces dernières, et surtout devant l’inaction de ceux ayant droit sur ces domaines, j’ai décidé de m’engager afin de faire ce qui est faisable. Au sein de Jambo ASBL, j’ai trouvé ceux qui partagent cette envie d’améliorer la vie des citoyens de notre région, et qui refusent de rester les bras ballants face à l’ampleur de la tâche et ont décidé d’agir. Agir pour un lendemain meilleur, agir car le changement commence par soi. Agir car chaque goutte d’eau compte.
22 ans après, le mois d’avril, « mois du souvenir », reste une période lourde en émotion et difficile pour le peuple rwandais. Quel regard porte Jambo ASBL sur cette période de commémoration?
22 ans se sont déjà écoulées et l’on voit en effet que la douleur est encore bien présente et les blessures des uns et des autres sont loin d’avoir cicatrisé. Il est dommage de voir que même pendant cette période, le peuple rwandais n’est pas uni dans le chagrin, dans la mémoire. C’est malheureux mais le constat est clair, la gestion de la mémoire du génocide par le gouvernement rwandais ne permet pas une réconciliation véritable de notre peuple. Cette période cristallise les différences plus qu’elle ne rassemble notre peuple dans son humanité. Mais nous devons à tous nos morts d’être à la hauteur de leur tragédie et leur rendre hommage dignement en mettant de côté nos griefs quels qu’ils soient. Jambo asbl organise d’ailleurs à cet effet une commémoration annuelle, cette année elle aura lieu ce samedi 16 Avril 2016. Notre leitmotiv est d’unir et de défendre tous ceux qui ont souffert et ce, dans un esprit de recueillement et d’hommage à toutes les victimes de la tragédie rwandaise: du génocide aux horribles crimes contre l’humanité perpétués contres d’innocentes âmes depuis 1990 à ce jour.
Pourtant, on sent que les victimes ressentent encore le besoin d’une protection accrue. Certaines associations de victimes souhaitent la mise en place d’outils juridiques pour assurer une meilleure protection pour les victimes contre le négationnisme et le révisionnisme des crimes de guerres, massacres ou génocides que la région des Grands Lacs a connus. Qu’en pense Jambo ASBL?
Il est clair en ces temps que les victimes se sentent fragilisées et ont besoin d’une protection. Cela est compréhensible, et nous observons les différents commentaires de l’Ambassade du Rwanda en Belgique et ses propositions pour lutter contre le négationnisme et le révisionnisme. Nous souhaitons simplement prendre part à la réflexion sur ces propositions de loi en tant qu’acteurs de la société civile concernée et qui travaille sur la matière depuis de longues années, surtout en Belgique. Nous souhaitons éviter de tomber dans les pièges de lois floues et fourre-tout qui pourraient servir à étouffer les voix dissonantes telles que c’est le cas avec la très controversée loi rwandaise sur l’idéologie génocidaire qui est instrumentalisée à cet effet par le gouvernement rwandais. Parler de crimes du FPR ne doit pas être assimilé à du négationnisme, tout comme commémorer toutes les victimes ne revient pas à vouloir réviser l’histoire. Nous souhaitons que le révisionnisme et négationnisme soient punissables, à condition que la vérité et les libertés fondamentales comme celle de l’expression ne soient pas sacrifiées sur l’autel d’une pensée unique, celle dictée et autorisée par Kigali.
Comment envisagez-vous l’avenir du vivre ensemble des Rwandais ? Sans oublier celui des Congolais et des Burundais voisins, qui ont été et sont toujours affectés par ce qui touche le pays des mille collines ?
Notre vision est de construire le Rwanda, Congo ou Burundi de demain, d’en faire des pays où les citoyens sont maitres de leur destin, et où une cohabitation paisible des peuples est réalisable.
Pour cela et au vu de nos passé et présent si meurtris, il faut donner aux peuples les instruments nécessaires afin de pouvoir se reconstruire et déterminer de façon sereine leur avenir.
Nous pensons qu’il faut soigner les blessures et traumatismes des victimes si l’on ne veut pas sacrifier toute une génération de nos peuples. Ceux qui n’ont pas pu enterrer les leurs ni en faire le deuil sont prioritaires, car comment participer à la construction du pays si l’on est encore brisé soi-même?
Ceci n’est possible que lorsque toutes les victimes seront reconnues dans leur statut de victime, et que l’appui psychologique et/ou médical dont elles ont besoin leur sera accordé.
D’autre part, il est important que justice soit faite pour toutes ces victimes. Le TPIR, la justice rwandaise et les tribunaux populaires dits Gacaca ont jusque-là échoué dans la poursuite de crimes qui auraient été commis contre les victimes rwandaises hutues, et aucune suite n’a été donnée au Mapping Report de 2010 concernant les crimes graves contre l’humanité perpétrés contre les réfugiés en RDC, faits qui, si avérés, « pourraient être qualifiés de génocide » selon ce rapport.
Nous sommes face à un déni flagrant de justice depuis 20 ans, et cela, combiné à un manque de reconnaissance des victimes, handicape aujourd’hui le processus de réconciliation véritable car pour cela il faudrait soigner d’abord et qu’il soit permis à la vérité d’éclater au grand jour.
La justice est donc centrale dans cette démarche selon vous. Ce domaine fait pourtant couler beaucoup d’encre et c’est toujours encore plus le cas durant la période de commémoration. Le gouvernement rwandais fait-il le nécessaire pour que justice soit faite ?
La justice semble avoir deux poids deux mesures lorsqu’il s’agit du cas du Rwanda. Nous sommes inquiets quand nous en voyons l’instrumentalisation pour faire taire oppositions ou voix discordantes dans le pays. Il est en effet effarant de voir avec quelle facilité les dossiers du régime sont convertis en dossiers judiciaire et instruits rapidement.
Nous sommes encore plus désemparés lorsque nous voyons le Rwanda se retirer du protocole additionnel de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, enlevant un recours de plus aux ONG et individus pour leurs questions judiciaires.
Sachant que le Rwanda refuse de ratifier le traité de Rome pour reconnaitre la juridiction de la Cour Pénal International, le citoyen rwandais n’a finalement que comme option, l’appareil juridique rwandais, dont le biais et l’indépendance laissent largement à désirer.
Dans le contexte décrit plus haut où une justice véritable est un prérequis à la reconstruction des victimes et à la cohabitation paisible, ce portrait n’est en tout cas pas rassurant !
Depuis quelques mois Jambo ASBL, par l’intermédiaire de son département Mpore, mémoire et justice, a lancé un projet nommé Thérapie communautaire, pouvez-vous nous en dire plus et nous expliquer quel peut être son apport dans le vivre ensemble des Rwandais ?
Dans la reconstruction personnelle des personnes victimes de crimes graves tels que ceux qu’ont connus de nombreux ressortissants de la région des Grand Lac d’Afrique, nous nous penchons régulièrement sur des sujets tels que la résilience et la guérison physique et psychologique des victimes. Les méthodes traditionnelles de traitement des séquelles psychologiques de ces traumatismes, ne trouvant pas de références dans nos cultures, semblent ne pas avoir beaucoup d’écho auprès des concernés.
La thérapie communautaire est un outil qui nous vient du Brésil ; c’est une méthode développée par le psychiatre et anthropologue brésilien Adalberto BARRETO. Cette méthode de thérapie de groupe a pour particularité de s’appuyer sur la communauté, les liens sociaux, pour aider les participants à trouver des solutions à leurs problèmes individuels. Aussi sort-elle de la conception traditionnelle que se font beaucoup de ce qu’est une thérapie !
Nous organisons des rondes où l’accent est sur l’échange, la prise de parole dans un cadre rassurant et familier. Cela afin que la première barrière soit baissée, celle de la prise de parole. Ensuite avec les liens sociaux qui se créent, un réseau de soutien dans lequel les participants peuvent s’épanouir nait, et à long terme, ce sont des liens forts qui se nouent.
A long terme, nous pensons que cette méthode qui n’est pas sans rappeler les anciennes traditions rwandaises de conseils par les sages et les paires, pourra être proposée dans les villages et sur les collines, afin de permettre aux ennemis d’hier de dialoguer en toute sérénité et sans hiérarchie dans les échanges.
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Propos receuillis par Emmanuel Hakuzwimana
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