Ce mercredi 11 avril 2018, Jambonews a rencontré Josiane Mukakalisa, rescapée du génocide perpétré contre les Tutsis qui nous a partagé son témoignage sur son vécu et celui de sa famille durant le génocide.
Josiane est née en 1976, à Butare, dans une famille de 10 enfants avant de déménager à Kigali (Nyakabanda) à l’âge de 12 ans, en compagnie de trois de ses frères et sœurs et de son père, sa mère et 6 de ses autres frères et sœurs restant à Butare. En 1994, au moment du génocide, elle était mineure, alors âgée de 17 ans.
Interrogée sur le vivre-ensemble entre les Hutus et les Tutsis, à l’époque, elle nous raconte « je ne voyais rien de particulier, rien qui disait que tel était hutu, tel était tutsi, les gens se côtoyaient, se mariaient, devenaient parrains des enfants des uns et autres, une vie normale, les gens vivaient bien ensemble ».
Le 1er octobre 1990, lorsque la guerre commence, Josiane nous raconte ne pas avoir vu de changements particuliers « ceux qui allaient dans les bars continuaient à y aller, la seule chose dans ces années c’est l’apparition de groupes d’interahamwe dans les rues, mais dans mes souvenirs je ne les ai jamais vu faire de mal à qui que ce soit. »
Le 6 avril 1994 lorsque l’avion du Président Habyarimana est abattu, Josiane était chez elle. Elle se souvient « on était mercredi aux alentours de 21h, on a entendu à la radio que l’avion de Habyarimana avait été abattu ». C’est un voisin qui leur a annoncé la nouvelle. Elle n’était pas particulièrement inquiète, mais du côté de son père, l’inquiétude était toute autre, ce dernier disant à la famille « turashize» (« nous allons tous être tués »).
Ce soir-là , ils sont restés chez eux, « tout le monde a passé la nuit éveillé, à se poser des questions, en cherchant à avoir plus de nouvelles en étant accroché à la radio. »
Les souvenirs de la matinée du 7 avril sont encore frais dans sa tête « des gendarmes sont venus dans notre maison à la recherche d’infiltrés du FPR (ibyitso), d’armes, et ils sont repartis, ils n’ont rien fait, ils n’ont demandé à personne sa carte d’identité. »
Ce jour-là , la consigne était que les gens devaient rester chez eux. Elle nous explique que plus tard dans la journée, un groupe d’Interahamwe, est arrivé dans leur maison « ils sont venus chercher de l’argent, des biens comme des montres, qu’ils ont emporté avant de partir. »
Quelques jours plus tard un autre groupe d’Interahamwe, armé de grenades, de fusils, de gourdins, dirigé par un homme nommé Grégoire, qui s’était improvisé conseiller du secteur Nyakabanga, est arrivé. « Ils nous ont sortis de la parcelle, ils ont mis les tutsis à part, ils nous ont demandé de choisir, la façon dont on voulait mourir, soit par grenade, soit par balles, ou d’une autre façon », relate-t-elle.
« Des Hutus du quartier empêchaient ces groupes d’Interahamwe de tuer »
Ce jour-là , sa famille et les autres avec qui ils étaient ont eu la vie sauve grâce au fait que dans leur groupe se trouvait une femme médecin et Grégoire a empêché les Interahamwe de tuer en disant « ce médecin a soigné tout le monde ici, ne tuons pas ces personnes » c’est comme ça qu’ils ont eu la vie sauve.
A la question de savoir comment ils parvenaient à différentier les Hutus et les Tutsis, elle nous explique qu’«ils regardaient les cartes d’identité, les cartes d’identité étaient des papiers comprenant les mentions ethniques Hutu, Tutsi, Twa, lorsque tu étais Tutsi, les mentions Twa et Hutu étaient barrées et ton ethnie restait sans être barrée ».
Elle se rappelle d’une astuce qu’ils ont utilisé durant le génocide pour augmenter leurs chances de survie, lorsqu’un de leurs voisins Hutu, dont elle dit qu’elle ne sait pas « s’il était envoyé par le seigneur », ami à sa grande sœur, est arrivé seul et leur a dit «je connais quelqu’un qui peut faire quelque chose pour vous, qui peut effacer les mentions ethniques de votre carte d’identité. »
Au début, ils étaient dubitatifs face à la proposition étant donné que les cartes d’identité étaient recouvertes d’un film plastique. Leur père s’est tout de même décidé à essayer car il considérait qu’ils n’avaient rien à perdre. C’est ainsi qu’à l’aide d’une lame de rasoir, ils ont pu semer la confusion sur la mention ethnique figurant sur leurs cartes d’identité.
Dans les jours et les semaines qui ont suivi, le même scénario s’est souvent répété. Des groupes d’interahamwe revenaient régulièrement dans le quartier et à chaque fois, « des Hutus du quartier empêchaient ces groupes d’Interahamwe de tuer ». Parfois, ajoute-t-elle, parmi les groupes d’Interahamwe « ceux qui semblaient les plus zélés à tuer étaient des enfants qui je dirais ne semblaient même pas savoir ce qu’ils faisaient et il y avait toujours quelqu’un qui disait « laissez ces gens, laissez ces gens, et c’est ainsi qu’on a à chaque fois survécu ».
Lorsque nous lui demandons, pourquoi ils n’ont pas fui malgré la menace qui se rapprochait, elle nous questionne : « Où est ce qu’on aurait pu fuir ?Tu n’avais nulle part où fuir, rien que nos cartes d’identité ? Tu ne pouvais pas faire 500 mètres sans rencontrer une barrière, sur laquelle ils demandaient les cartes d’identité, si tu avais la carte d’identité tutsie, tu ne passais pas, à moins d’être tiré de là par les Inkotanyi, tu n’avais nulle part où aller. »
« Durant la guerre, nous n’avions pas de larmes pour pleurer »
C’est durant cette période qu’ils ont eu des nouvelles du reste de leur famille qui était restée à Butare. Dans cette commune, nous raconte-t-elle « il a fallu du temps avant que les tueries commencent, environ au mois de mai, après l’arrivée du nouveau Président Sindikubwabo.»
L’information qu’ils ont reçue est qu’en date du 13 mai,  les personnes de leur voisinage « ont été emmené en file conduits comme du bétail, ils ont tous été emmené dans un endroit, avant d’être tués et jetés dans des fausses communes, personne n’a survécu. » Dans le groupe de personnes tuées ce jour-là , se trouvaient sa mère et six de ses frères et sœurs.
Lorsqu’ils ont appris la mort de leur mère et de leurs frères et sœurs, ils sont restés impassibles : « A ce moment de la guerre, personne ne pleurait, on a pleuré à la fin de la guerre, c’est là qu’on a pu pleurer, durant la guerre nous n’avions pas de larmes pour pleurer. »
Sur la question de savoir s’ils ont eu l’occasion d’enterrer leurs proches, elle nous raconte « on a jamais voulu les retirer de la fosse commune, les déterrer, retourner dans les os, mais on a construit une tombe en leur mémoire. »
Après la guerre, dit-elle ils ont appris que ceux qui avaient tué leur famille ont voulu venir les tuer également pour achever la famille « la chance que nous avons eu est que les Inkontanyi avaient pris Nyanza assez tôt, et ils n’avaient nulle part où passer pour revenir »
Durant toute cette période, ils sont restés à Kigali et à chaque fois qu’ils étaient menacés, ce sont des voisins qui les sauvaient qui disaient aux groupes des Interahamwe de les laisser, c’est ainsi qu’ils ont survécu jusqu’à la fin de la guerre.
« Je lui ai pardonné »
« A la fin de la guerre » ajoute-t-elle, « nous sommes allés sur les collines ramasser les os de ceux qui étaient morts », un cultivateur qui travaillait chez eux leur a alors dit « qu’on l’avait ordonné de tuer ma mère et qu’il l’avait fait et nous a demandé pardon. Je ne sais pas s’il l’a fait sous la contrainte ou de lui-même. » L’homme fut emprisonné dans le cadre des Gacaca avant d’être libéré.
Lorsqu’elle pense à lui, continue-t-elle, elle se demande comment cela a pu arriver « c’était un cultivateur, qui ne savait pas ce que c’était que de tuer, c’est quelque chose d’inexplicable qui est arrivé, je lui ai pardonné, pour moi, sa culpabilité le fait encore plus souffrir que moi, la seule chose c’est qu’il me faisait peur et je ne lui ai jamais souhaité de mourir, ni à lui ni à sa femme. »
Depuis, elle est rarement retournée dans son quartier de Butare : « j’avais peur, je me disais, que peut-être quelqu’un peut me tendre une embuscade, quelqu’un peut m’y tuer. »
« Quoi qu’il arrive je dois continuer à vivre »
Au sujet de ce qu’il lui donne la force de continuer, de croire en l’avenir, elle nous explique : « Nous avons perdu beaucoup de gens, perdre sept personnes de sa famille, des frères et sœurs et sa mère, c’est quelque chose de très lourd, pleurer ou souffrir ne s’arrêtera qu’à notre mort, mais entre temps la vie doit continuer, quoi qu’il arrive, je dois continuer à vivre »
« Je pense beaucoup à ceux qui ont tué, je me mets à leur place et me demande à quel point ils doivent être rongés par la culpabilité, je pense à ces enfants dont les parents sont emprisonnés en tant qu’Interahamwe, ce n’est pas sur cette souffrance que je veux construire, car cela ne m’apporterait rien, celui qui a tué, n’était pas lui-même, il était devenu comme un animal »
Et Josiane continue « tu ne peux pas pleurer continuellement, ceux qui sont morts sont morts, on ne peut pas les oublier, nous devons penser à eux en permanence mais la vie doit continuer, la vie doit reprendre son cours.»
« Si tu penses en permanence, ma mère est morte, mes frères et sœurs sont morts, tu peux même te demander : est-ce que je peux avoir des enfants, et si jamais eux aussi mourraient ? Et je trouve que ce sont des pensées qui peuvent nous détruire le cerveau, nous empêcher d’avoir une vie normale […] je pense qu’on ne doit pas se laisser enfermer dans notre douleur. »
Pour conclure, elle adresse un message aux Rwandais, en particulier aux rescapés en cette période de commémoration : « Nous devons soulager nos cœurs. Si quelqu’un a des remords pour avoir menti et accusé quelqu’un à tort, il doit lui demander pardon car c’est comme le tuer aussi alors qu’il ne t’a rien fait et si tu as pardonné à quelqu’un qui t’a fait du tort, que ton pardon vienne du cœur.»
« N’embarquons pas nos enfants dans ces histoires »
Elle adresse ensuite un message aux parents : « n’embarquons pas nos enfants dans ce qu’il s’est passé, pour ne pas que ça se reproduise car si nous embarquons nos enfants là -dedans, alors que c’est eux le Rwanda de demain, ces histoires ne finiront jamais au Rwanda. Si on dit à nos enfants que tel groupe de personnes a tué tel groupe de personnes, les enfants continueront à leur tour à le répéter » avant d’ajouter « construisons une nouvelle histoire pour que ce qu’il s’est passé ne se reproduise plus. ».
Elle conclue en affichant son soutien à ceux qui ont perdu les leurs et en invitant les parents à parler à leurs enfants, mais en leur disant la vérité, sans leur mentir car « si nous mentons, nous détruisons les cerveaux de notre jeunesse, […] ne donnons pas un mauvais exemple à nos jeunes sinon notre pays ne pourra jamais laisser ces pages sombres de notre histoire derrière lui. »
Ruhumuza Mbonyumutwa
Jambonews.net