Première partie: Président et Premier Ministre
Le 19 juillet 1994, suite à sa prise du pouvoir à l’issue d’une guerre de 4 ans, qu’il avait déclenchée le 1er octobre 1990 et durant laquelle les plus grandes violations du droit international humanitaire, dont le génocide, avaient été commises emportant la vie de près de 1,5 millions de personnes, le FPR annonçait la mise en place d’un gouvernement « d’Union Nationale ».
Après plusieurs décennies de divisions, de violences cycliques sur fond de clivage ethnique hérité de l’époque royale et cristallisé à l’époque coloniale, auquel était venu s’ajouter un clivage régional né au cours de la première république et accentué au cours de la seconde république, les Rwandais et les observateurs espéraient que la fin de la guerre suite à la victoire militaire totale d’une partie à ce conflit qui avait été le plus meurtrier depuis la seconde guerre mondiale allait enfin mettre un terme à cette série de violences cycliques et mettre le pays sur la voie d’une reconstruction durable, paisible et qui serait au bénéfice de l’ensemble des Rwandais.
Cet espoir était entretenu par le FPR lui-même qui bien que victorieux militairement et à même d’imposer unilatéralement sa politique annonçait, dans sa déclaration du 17 juillet 1994 relative à la mise en place des institutions, son attachement « aux principes qui constituent la charpente de l’accord de paix d’Arusha, à savoir :
- L’instauration d’un État de droit.
- La formation d’une armée nationale ouverte aux Rwandais de tous les horizons et vouée à la défense des intérêts de tout le peuple.
- L’instauration d’un partage du pouvoir dans le cadre d’un Gouvernement de transition à base élargie.»[1]
Afin de respecter ces accords de paix signés un an plus tôt à Arusha et qui devaient être la charpente institutionnelle du Rwanda post-génocide, le FPR a annoncé la mise en place pour le mardi 19 juillet 1994 d’un « Gouvernement d’unité nationale largement représentatif » mais duquel seraient toutefois exclus « les partis MRND, CDR et tous les autres partis ou tendances qui ont été dans une alliance politique avec ces partis ou qui ont manifesté un quelconque soutien au Gouvernement autoproclamé le 9/04/1994»[2], le FPR s’auto-octroyant par la même occasion les sièges qui étaient réservés à ces partis.
Conformément aux accords d’Arusha, le FPR a annoncé que Faustin Twagiramungu, l’un des principaux leaders de l’opposition démocratique rwandaise sous le régime du Président Habyarimana, « conduira l’action du Gouvernement de l’unité nationale comme premier ministre. »
En tant que figures ou sympathisants du FPR depuis plusieurs années, le nom de certaines personnalités s’imposait de lui-même, d’autres en revanche, issus d’autres formations politiques durent être convaincus, parfois difficilement, finissant par accepter car persuadés qu’après l’horreur absolue, une opportunité historique était offerte à la nation rwandaise de renaître de ses cendres.
Du Président de la république aux préfets, en passant par les directeurs des principaux organismes d’Etat, Jambonews reviendra dans cette série d’articles à paraitre tout au long des prochaines semaines, sur le destin, 24 ans plus tard, de cette petite centaine d’hommes et femmes qui aux dires même du FPR, étaient supposés incarner l’union nationale au lendemain du génocide et ont, en conséquence, été investis des plus hautes fonctions de l’Etat.[3]
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Président de la République : Pasteur BIZIMUNGU (FPR)
Originaire de Gisenyi, la même préfecture que le Président Habyarimana, Pasteur Bizimungu, ancien directeur d’Electrogaz, rejoint le FPR en août 1990, mouvement au sein duquel il gravit rapidement les échelons pour en devenir l’un des négociateurs à Arusha.
Le 19 juillet 1994, par consensus du bureau politique du FPR, il fut nommé Président de la République, fonction qu’il a exercée jusqu’à sa démission en avril 2000 suite à une énième divergence avec le vice-président de l’époque, Paul Kagame.
Le ticket que Pasteur Bizimungu Hutu, francophone, originaire de Gisenyi au nord du pays, formait avec Paul Kagame, ancien réfugié tutsi en Ouganda et anglophone, était aux yeux des observateurs et certains Rwandais « censé symboliser la réconciliation après le génocide. »[4]
Arrivé au FPR plein d’espoirs de voir le mouvement qu’il rejoignait apporter le changement auquel il aspirait, Pasteur Bizimungu a rapidement déchanté, confiant à Jeune Afrique, peu après sa démission, ses fortes désillusions dans la gouvernance du FPR: « Depuis cent cinquante ans il se passe dans ce pays, de façon cyclique, une lutte pour le pouvoir entre Hutus et Tutsis. Chaque fois que l’un des groupes s’empare du pouvoir, il essaye d’écraser l’autre jusqu’à ce que ce dernier prenne sa revanche. Nous pensions qu’avec le FPR les choses allaient changer, nous avons été déçus. Nous avons combattu le régime hutu de Juvénal Habyarimana qui contrôlait les institutions, la gendarmerie, les banques, etc., mais maintenant, c’est exactement la même chose. »[5]
Le 30 mai 2001, quelques mois après sa démission, il a annoncé la création d’un nouveau parti, le Parti démocratique pour le renouveau (PDR-Ubuyanja) qui entendait « forger une identité nationale pour transcender le clivage ethnique Hutu-Tutsi »[6] auquel le FPR n’avait pas su mettre fin.
Il s’était dit fermement résolu à mener une opposition pacifique intérieure, et, conscient des risques qu’une telle opposition impliquait sous le règne du FPR, s’était dit prêt à « payer le prix fort » pour aller au bout de ses convictions.
Dans la matinée du 19 avril 2002, « après plusieurs mois de persécution, de harcèlement politique et d’agressions physiques »[7], il finit par payer ce prix et fut arrêté en compagnie de Charles Ntakirutinka pour avoir créé ce nouveau parti politique. Initialement arrêté pour création illégale d’un parti politique, il sera condamné deux ans plus tard à quinze ans de prison pour d’autres charges que celle pour laquelle il avait été arrêté, notamment l’association de malfaiteurs et l’appel à la désobéissance civile.[8]
A l’issue du jugement de première instance, Human Rights Watch avait pointé du doigt les faiblesses de l’accusation et les contradictions dans les témoignages[9], l’association exprimant ses « doutes sur la justice rwandaise » à l’issue du procès en appel.[10] RFI, qui avait également suivi de près le déroulement du procès a qualifié l’ancien président de « prisonnier d’opinion »[11].
Le 6 avril 2007, après 5 ans de détention, il fut libéré suite à une grâce présidentielle dont les raisons n’ont pas été expliquées.[12]
Depuis sa libération il vit au Rwanda. Brisé, il a disparu du paysage politique et ses apparitions publiques depuis lors se comptent sur les doigts d’une main.
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Premier Ministre Faustin Twagiramungu (MDR)
Né à Cyangugu dans le sud du Rwanda, Faustin Twagiramungu, gendre du Président Kayibanda renversé lors du coup d’Etat de juillet 1973, devient en 1991 l’un des fondateurs du Mouvement démocratique républicain (MDR), principal parti d’opposition au régime du Président Habyarimana dont il assura la présidence.
En avril 1994, comme tous les principaux opposants s’inscrivant dans la tendance « abajyojyi » et qualifiés alors de « complices » du FPR, Twagiramungu a vu sa vie menacée par la garde présidentielle dès l’assassinat du Président Habyarimana et n’a la vie sauve que grâce à l’intervention de la MINUAR, avant d’être évacué en Belgique. Durant le génocide il a perdu 32 membres de sa famille tués par les interahamwe.
Au lendemain de la victoire militaire du FPR, il fut contacté par Seth Sendashonga qui l’invita à rentrer au pays afin d’exercer la fonction de premier Ministre conformément aux accords d’Arusha. D’abord hésitant, Faustin Twagiramungu a finalement accepté la mission, « encouragé par certaines personnes de la communauté internationale»[13] qui voyaient en lui le symbole de la continuité et de la réconciliation.
Dans une audition du 12 mai 1998 auprès de l’Assemblée nationale de la France, il a expliqué avoir accepté car il était animé par la volonté de « reconstruire le pays et donner l’espoir aux gens » après la sombre période que la population venait de traverser.
A peine installé dans ses nouvelles fonctions, c’est la désillusion, il ressent « aussitôt que la substance des accords d’Arusha n’est plus là » et qu’il ne dispose d’aucun pouvoir de décision, lui à qui on hésite pas à publiquement rappeler qu’il n’avait « pas combattu ». A la mission d’information française, il donne, comme illustration de son impuissance de l’époque, l’exemple d’un ordre de mission pour une personne étrangère au gouvernement qu’il tarde à signer: « Un officier arrive et menace de me frapper pour avoir l’ordre de mission. »[14]
A côté des obstacles quotidiens qu’il rencontre dans l’exercice de sa fonction, il commence rapidement à recevoir quasi-quotidiennement des informations faisant état de massacres de civils Hutu perpétrés par l’armée du FPR aux quatre coins du pays.
Le 6 novembre 1994, alors qu’il est encore en fonction, le MDR dont il assure la présidence dénonce « l’incompétence » du FPR et dénonce dans un document de 32 pages « un second génocide perpétré par le FPR et les méthodes utilisées pour exterminer ses opposants qualifiés tous d’Interahamwe, signifiant pour les extrémistes du FPR, les Hutus d’une manière générale.»[15]
Dès le 8 décembre 1994, il évoque publiquement le gouvernement parallèle que formait l’armée, et devient depuis cette date « même plus une caution mais l’otage du nouveau régime. »[16]
Le 30 mai 1995, d’une voix blanche, il confie son dépit au quotidien français Libération: « Je connais un jeune homme, un Hutu, qui a fait ses études secondaires près de Kigali. En avril 1994, lorsque le pays plonge dans le génocide, il décide de rejoindre les rangs du FPR. Il combat et, comme il a la physionomie tutsie, il finit par être parfaitement intégré. Aujourd’hui, ce garçon veut se suicider : parce qu’il participe à des exactions, parce qu’il a creusé la tombe des Hutus sommairement abattus… Ce garçon ne peut pas quitter la nouvelle armée mais craint, tous les jours, qu’on découvre qu’il est lui-même hutu. »[17]
Malgré cette atmosphère suffocante, Faustin Twagiramungu refuse la fatalité: « Je me maintiendrai ici, tant que je pourrai, pour peser sur le cours des événements. Je ne me fais guère d’illusions, mais je n’ai pas peur. Depuis que j’ai échappé aux massacreurs de l’ancien régime, je me considère un peu comme un miraculé, un mort sursitaire. »[18]
Le 25 août 1995, lors de ce qui sera son dernier Conseil des ministres, Faustin Twagiramungu épaulé par Seth Sendashonga, le ministre de l’Intérieur, va au clash avec le Général Kagame, à qui les deux hommes reprochent « les tueries commises par des éléments de l’armée patriotique rwandaise. »[19]
Le ministre de l’Intérieur, qui en l’espace d’un an aura écrit 762 lettres à Paul Kagame pour l’alerter sur les tueries en cours, déclare alors qu’au vu du silence du numéro un de l’APR face à ces lettres, il a fini par être convaincu que « le FPR a dans sa politique la volonté de tuer la population ».
Le général Paul Kagame, à l’époque ministre de la Défense et qui était assis à l’autre bout de la pièce en train de boire un verre d’eau, dépose le verre violemment sur la table et quitte la réunion.[20]
Le Colonel Joseph Karemera, alors ministre de la Santé, se lève alors dans une colère noire, s’approche de Seth Sendashonga et tout en saisissant le ministre de l’Intérieur par la gorge et lui pointant un doigt sur la tête, lui déclare en plein milieu de ce Conseil des Ministres bien particulier « this big head of yours, we are going to blow it up. »[21]
Les Ministres se dispersent dans un silence de cathédrale, la rupture est définitive. Faustin Twagiramungu qui vient de perdre ses dernières illusions sur la possibilité de peser sur les événements décide alors, avec d’autres ministres, d’une démission collective.
Moins de trois jours plus tard, alors que le FPR a eu vent de ce projet de démission, Faustin Twagiramungu est officiellement révoqué par le parlement qui l’accuse de « ne pas assurer la coordination au sein du gouvernement »[22] en même temps que quatre autres ministres. D’autres ministres qui devaient se joindre à la démission collective, n’ayant pas, par crainte de représailles, osé aller au bout de leur projet.
Faustin Twagiramungu tire un bilan particulièrement « amer » des 14 mois passés au gouvernement dont la pomme de discorde aura été la sécurité de la population, lui et d’autres, en particulier les ministres de l’Intérieur et de la Justice, évoquant pratiquement à chaque Conseil des ministres la question des massacres que l’Armée patriotique rwandaise était en train de commettre contre la population aux quatre coins du pays.
Aujourd’hui exilé en Belgique, Faustin Twagiramungu préside le parti d’opposition « Rwandan Dream Initiative » et dénonce régulièrement les abus du régime du FPR et son président Paul Kagame qu’il accuse d’être derrière l’attentat du 6 avril 1994 et d’avoir planifié et commis « deux génocides, au Rwanda en 1994-1995 et en RDC en 1996-1998 ».
Il promet de continuer à dénoncer la réalité des crimes du FPR « jusqu’à son dernier soupir ».
Ruhumuza Mbonyumutwa, Jean Mitari, Anastase Nzira, Norman Ishimwe, Alfred Antoine Uzabakiliho;
Jambonews.net
Retrouvez les autres articles de la série:
2ème partie : Alexis Kanyarengwe, vice-Premier ministre, ministre de la Fonction publique et président du FPR
[1] Déclaration du Front patriotique rwandais relative à la mise en place des institutions du 17 juillet 1994.
[2] Ibid.
[3] Les postes occupés, l’ethnie ainsi que la commune d’origine de la plupart des personnalités mentionnées ci-dessous, sont tirées de l’annuaire « Gouvernements, représentation politique, principaux corps d’Etat, institutions de la société civile » publiée par André Guichaoua.
[4] « L’ancien président rwandais Pasteur Bizimungu a été libéré », LeMonde du 6 avril 2007
[5] Ibid.
[6] « Je suis prêt à payer le prix le fort », J.A., l’intelligent, n° 2112 du 3 au 9 juillet 2001.
[7] « Ex-Président BIZIMUNGU et ex-Ministre NTAKIRUTINKA arrêtés », communiqué 060/2002 du Centre de lutte contre l’impunité et l’injustice au Rwanda, du 21 avril 2002.
[8] « Rwanda : jugement historique attendu pour l’ancien président et sept autres accusés », note d’information de Human Rights Watch, janvier 2006.
[9] Ibid.
[10] Rwanda Condamnation confirmée pour Bizimungu, RFI du 17 février 2006.
[11] Pasteur Bizimungu, prisonnier d’opinion, RFI du 8 juin 2004.
[12] « L’ancien président rwandais Pasteur Bizimungu a été libéré », o.c.
[13] Audition de Faustin Twagiramungu à la mission d’information de l’Assemblée nationale française du 12 mai 1998.
[14] Ibid.
[15] Audition de Faustin Twagiramungu à la mission d’information de l’Assemblée nationale française du 12 mai 1998, p. 11.
[16] « Twagiramungu, martyr de la réconciliation, le Premier Ministre démissionné prônait l’unité entre Hutus et Tutsis », libération du 30 août 1995.
[17] Ibid.
[18]Ibid.
[19] « Quatre Ministres révoqués en plus de Faustin Twagiramungu. La crise au Rwanda compromet le retour des réfugiés », LeSoir du 30 août 1995.
[20] Témoignage de Jean-Baptiste Nkuliyingoma, Ministre de l’information qui assistait stupéfait à la scène, dans le documentaire « Celui qui savait », réalisé en 2001 par Julien Elie.
[21] Témoignage de Cyrie Sendashonga, veuve de Seth Sendashonga, dans le documentaire « Celui qui savait », réalisé en 2001 par Julien Elie.
[22] « Twagiramungu, martyr de la réconciliation, le Premier Ministre démissionné prônait l’unité entre Hutus et Tutsis », libération du 30 août 1995.