Le 18 Juillet 2018, Jambonews retraçait la chronologie des évènements relatifs aux attaques dans le sud du Rwanda. Suite à ces attaques, l’armée rwandaise a convoqué la population à plusieurs réunions afin de la mettre en garde contre une éventuelle tentation de soutenir les assaillants. « Lorsque vous hébergez un ennemi, il y a un proverbe rwandais qui dit que lorsque tu couvres un empoisonneur, il fait quoi ?… (réponse de la foule : « Il extermine tes enfants ! ») Ce sont des choses que nous avons connues en 1994, en 1997, lors des infiltrations, ceux qui ont tenté de cacher des gens, des proches, tous ceux-là finissaient par être tués avec eux. (…) La plupart du temps vous nous considérez comme de vieux lions sans utilité, mais dès que les combats vont reprendre, vous verrez que nous allons vous écrabouiller, et vous le savez très bien parce que ce n’est pas la première fois que cela se passe. Nous avons été entraînés à traquer l’ennemi. Lorsque l’on attrape un ennemi, il n’y a rien d’autre à faire, c’est nettoyer.» Tels sont les propos tenus par le Colonel Muhizi devant la population lors d’une réunion à Gisenyi le 08 juillet 2018[1].
La population est prévenue, si elle se hasarde à soutenir les assaillants, elle risquerait de revivre la répression sanglante exercée par l’armée à la fin des années 90 lors de la guerre dite des « Abacengezi » (les Infiltrés). Le discours du Colonel Muhizi rappelle d’ailleurs le climat et les avertissements qui avaient précédé cette campagne sanglante. Dans son rapport « Rwanda – Rompre le silence » publié en septembre 1997, Amnesty International décrivait ainsi la période ayant précédé ces massacres de la population civile principalement dans les zones de Ruhengeri et de Gisenyi : « Les autorités n’ont cessé de mettre en garde la population contre la tentation d’abriter ou d’aider de quelque façon des « infiltrés ». Cela étant, il n’existe aucune preuve permettant de penser que les civils non armés qui ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires auraient aidé des groupes armés. » [2]
Dans cette guerre des Abacengezi, plus d’une centaine de milliers de civils seront ainsi tués dans une indifférence quasi-générale[3]. Ainsi, rien qu’entre septembre 1997 et avril 1998, des diplomates présents à Kigali estiment à environ 50 000 le nombre de personnes tuées, la plupart d’entre elles entre les mains de l’APR.[4]
Jambonews a rencontré Eric Maniriho, un jeune rescapé des massacres qui eurent lieu dans la préfecture de Ruhengeri. Aujourd’hui exilé en Belgique, il revient sur ses douloureux souvenirs de cette période.
La guerre des Abacengezi – « les Infiltrés »
Les Abacengezi ou infiltrés est un mouvement de rébellion, créé par une partie d’anciens membres des Forces armées rwandaises. Leur spécificité était de faire des incursions et des attaques éclairs au Rwanda. On peut situer les premières infiltrations vers la fin de l’année 1995 et le début de l’année 1996. Les attaques s’intensifièrent après la destruction des camps de réfugiés à l’Est du Congo. Face à ces attaques, l’Armée patriotique rwandaise mena des représailles contre la population civile, qu’elle accusa d’être complice des infiltrés. Dans son rapport « Rwanda – Rompre le silence » précédemment cité, Amnesty décrit la réaction de l’armée rwandaises : « Des milliers de civils non armés ont été tués lors d’opérations de ratissage menées par l’APR à la suite d’attaques attribuées à des groupes d’opposition armés ou d’affrontements entre soldats de l’APR et « infiltrés ». Pendant ces opérations militaires, qui ont parfois lieu quelques heures après l’attaque et parfois au cours des jours suivants, l’armée commet souvent des homicides à titre de représailles. La grande majorité de ceux qui ont été tués lors de ces opérations étaient des civils non armés qui ne participaient pas au conflit et ne représentaient aucune menace – par exemple des hommes et des femmes âgés, ou de jeunes enfants, qui ont été tués chez eux ou bien à l’extérieur, dans un endroit où les soldats les avaient rassemblés. La stratégie anti-insurrectionnelle de l’APR a pour effet de terroriser la population civile qui vit dans les zones où des rebelles sont supposés se cacher. »[5]
Intérrogé à l’époque par la BBC, le Colonel Kayumba Nyamwasa, à l’époque chef d’Etat-Major de l’APR et en charge de diriger les opérations sur le terrain, admettait lui-même qu’il y avait eu des bavures mais signalait aussitôt que sa préoccupation était d’écraser les infiltrés : « Nous avons les moyens, nous avons la volonté. Nous les tuerons (les milices Hutu) jusqu’à ce qu’ils perdent l’appétit pour la guerre ».[6]
Le témoignage d’Eric Maniriho alias « Matata »
Eric Maniriho, couramment appelé « Matata », est né en 1988 à Ryinyo, commune Nkuli, préfecture Ruhengeri. Il a très peu de souvenirs de la période de 1994. Il s’est installé avec sa famille dans les camps des réfugiés de Mugunga après leur fuite du Rwanda.
Lors des premières attaques contre les camps de réfugiés pendant la première Guerre du Congo, Matata et sa tante maternelle sont retournés au Rwanda, avec le groupe des réfugiés qui sont rentrés directement au Rwanda. Arrivés au Rwanda, ils passèrent par le camp de transit de Nkamira, dans la commune de Gisenyi. Transiter dans un camp était une obligation pour tous les réfugiés. Dans ces camps les réfugiés étaient triés : les hommes soupçonnés d’être des anciens militaires étaient mis de côté et n’étaient plus revus, les femmes et les enfants étant libérés.
Premiers pas au Rwanda, début de la guerre des Abacengezi
Dans un premier temps, la tante de Matata l’amène chez elle à Mukingo. Peu de temps après, elle l’amène dans la famille de son père à Ryinyo. Sur place il retrouve ses grands-parents et ses deux oncles paternels.
Matata raconte qu’à Mukingo dans la famille de sa mère, ils vivaient dans un climat de peur. En effet deux de ses oncles étaient d’anciens militaires et donc la famille de sa mère était potentiellement des cibles du FPR. « C’est comme si les Inkotanyi faisaient des listes des ex-militaires. »
La commune de Ryinyo était éloignée de la position des Inkontanyi à Mukamira, soit à 45 minutes de Ryinyo. Malgré la distance il y avait aussi un climat de peur car il y avait parmi la population des « kadas », les informateurs du FPR, qui venaient se renseigner sur la population. «Nous ne voyions pas d’Inkotanyi, mais il y avait des « kadas » qui venaient se renseigner par foyer, pour savoir qui avait habité ce foyer auparavant et où ces personnes étaient à présent. ».
C’est en 1996 que Matata assista à la première attaque du FPR contre un civil dans son village. Cette attaque marqua le début officiel des tueries des civils à Ryinyo.
Les attaques ciblées
Au travers du récit de Matata, des catégories de massacres menés contre les civils ressortent :
L’élimination des hommes :
- Dans le camp de transit de Nkamira, les hommes furent séparés des femmes et des enfants et amenés vers un endroit inconnu. Pour la plupart d’entre eux, personne ne sut ce qu’ils étaient devenus. Matata raconte que par la suite, ceux qu’ils ont pu croiser leur ont dit que les uns étaient en prison et les autres morts. Human Rights Watch (HRW) illustre le propos de Matata dans le paragraphe « Détentions arbitraires, torture et mauvais traitements » de son rapport intitulé « De la recherche de la sécurité aux abus des droits de l’homme » publié en avril 2000. En effet dans cette guerre des Abacegenzi, beaucoup d’hommes furent arbitrairement détenus et torturés : « Des soldats de l’APR ont emprisonné des civils dans au moins deux centres de détention illégaux à Gisenyi. L’un d’eux est un ancien poulailler situé entre l’hôpital vétérinaire et la brigade de la gendarmerie. L’autre, connu sous le nom de MILPOC, est une jolie maison de stuc jaune, située dans une rue plantée de palmiers, en bordure de la rive du Lac Kivu ».
- La première victime du FPR à Ryinyo, est aussi un homme. Il était en route vers le marché avec un panier de bananes à vendre lorsqu’il croisa le chemin de militaires de l’APR qui lui demandèrent de manger toutes les bananes. L’homme leur fit remarquer qu’il ne pourrait pas toutes les manger, alors ils lui proposèrent de l’aider. « Quand nous avons trouvé son corps ils avaient ouvert son ventre et versé tout le panier des bananes dedans.»
- Matata nous raconte aussi le cas d’un jeune homme qui terminait ses études secondaires à Butare. Il était en vacances chez son père et croisa un jour des militaires sur son chemin. N’étant pas au courant de la méthode à adopter pour survivre, à savoir courir et se cacher, il se fit attraper par les militaires. Ils l’enroulèrent dans un matelas et y mirent le feu. Son père, qui avait assisté à la situation caché dans des greniers, sortit de sa cachette et frappa l’un des militaires en disant : «Vous venez de tuer mon fils, tuez-moi aussi ». Il fut tué sur le champ.
Dans son témoignage Matata nous donne de nombreux exemples d’atrocités dont il a été témoin. En une phrase, il résume ce qui est arrivé aux hommes de Ryinyo : «Chez nous il n’y a plus d’hommes. Celui qui n’est pas mort à Nkamira a été tué durant cette période des Abacengezi. Les hommes qui sont là sont ceux de ma génération, les autres ont été exterminés. »
L’élimination de la famille de Nsabimana
Déogratias Nsabimana, ancien général et chef d’Etat-Major des Forces armées rwandaises (FAR), a été assassiné le 06 Avril 1994 aux côtés du président Juvénal Habyarimana lorsque l’avion présidentiel fut abattu. Matata est de la famille du Général Nsabimana, qui est le frère de sa grand-mère. Pour ce seul motif, la famille de Matata a été décimée.
Les informateurs du FPR avaient fait la liste des membres de sa famille et ils furent assassinés les uns après les autres :
- Sur le chemin du travail, le beau-frère de la grand-mère de Matata, fut abattu par balles. Deux mois après son assassinat, c’est fut le tour de sa femme et leurs trois enfants.
- Un mois après, c’est la tante maternelle de Matata qui fut assassinée avec son mari et ses trois enfants.
- Par la suite ce fut au tour de Matata et de sa grand-mère d’être les cibles. Cela se passa lors d’une attaque organisée contre tous les habitants du secteur de Ryinyo. Matata et sa grand-mère se retrouvèrent piégés dans une vallée avec 400 autres personnes. L’attaque commença vers 5h du matin et termina vers 15h. Sur les 400 civils piégés par les militaires, seules 4 personnes dont Matata purent survivre .
Personne ne fut épargné, que ce soit les personnes âgées, comme la grand-mère de Matata, ou les enfants, comme le petit de garçon de trois ans assassiné ce jour-là. Sans entrer dans les détails Matata, raconte l’assassinat de sa grand-mère auquel il a assisté impuissant. Il s’est aperçu que les Inkotanyi l’avaient attrapée : « Elle était à genoux et les suppliait. Ils disaient : « C’EST ELLE », ils la connaissaient, ils appelaient leurs camarades pour leur montrer leur proie : « C’est elle ». Ils festoyaient. Ils se félicitaient. Quant à elle, elle les suppliait : « Mes enfants, ayez pitié de moi » ». La suite est difficile à raconter pour Matata. C’est ce jour-là que sa grand-mère fut assassinée.
Quant au petit garçon, son père désigné par les Inkotanyi comme l’un des hommes à abattre absolument, se résigna à poser son enfant par terre, fatigué. Quelques minutes plus tard, Matata aperçut le corps de l’enfant. « Ils avaient planté un couteau dans la tête de l’enfant, il était mort. »
- Plusieurs mois après, les Inkotanyi menèrent une autre attaque ciblée dans le secteur de naissance du général Nsabimana. Un jour, un homme qui essayait de capter la BBC tomba sur la station de radio des Inkotanyi et intercepta ce message : « Quand vous arriverez sur le secteur de naissance de Nsabimana, tirez sur tout ce qui bouge. » C’est dans cette attaque que le grand-père de Matata fut tué.
- Il y eut aussi un homme, Zaria, un ami du père de Matata. Il fut attrapé par les Inkotanyi et ils dirent, «Voici le frère de Castar (surnom du général Nsabimana).» Ils l’ont découpé en morceaux.
Matata résume la destruction de sa famille comme suit : « Nous avons vraiment été des victimes du FPR. Ils nous ont beaucoup recherchés et ils ont tué beaucoup de membres de ma famille. Celui qui n’a pas été tué est à ce jour refugié. Le FPR a assassiné ma famille, ils ont décimé ma famille. »
Les méthodes utilisées contre la population civile
Les attaques organisées et concertées
Les attaques subies par Matata et les habitants du secteur Ryinyo n’étaient pas le fruit de hasard. Matata raconte en détail l’organisation et la logique implacable, les points communs des attaques qu’ils ont subies. A titre d’exemple, l’organisation mise en place dans l’attaque qui a couté la vie à la grand-mère de Matata :
- Des informateurs étaient présents parmi la population pour surveiller les mouvements des habitants. Par exemple, les habitants avaient pris l’habitude de se cacher la nuit pour éviter d’être tués. Lors de l’attaque les Inkotanyi se dirigèrent directement vers leurs cachettes.
- Les soldats du FPR se divisèrent en plusieurs groupes, profitant d’un environnement montagneux et vallonné pour se positionner de façon à enfermer les habitants dans une vallée, tout en les dominant sur les hauteurs de la montagne.
- Dans la même nuit Nyamutera, la commune voisine de Nkuli, fut attaquée et les habitants de Nyamutera furent aussi dirigés vers la même vallée.
- Une fois encerclés, les Inkotanyi massacrèrent presque tous les habitants. Seuls 4 survivants, sur une population d’environ 400 personnes.
On retrouve des similitudes dans l’organisation de toutes les attaques relatées par Matata. Notamment dans celle qui a couté la vie à son grand-père.
Les massacres à l’arme blanche
Au fil des attaques, les habitants du secteur Ryinyo avaient accepté le fait de mourir. La mort était devenue banale, ils ne se faisaient pas d’illusion quant à leur issue, mais voulaient se battre pour mourir par balle et non par l’une des autres méthodes utilisées par les Inkotanyi. Du témoignage de Matata, il ressort ces quelques méthodes utilisées :
- Brûler vif : « Les Inkotanyi ne se déplaçaient pas les mains vides, mais toujours avec des bidons d’essence, ils ont brulé cette maison et tous ceux qui étaient à l’intérieur y ont laissé leur vie. »
- Découper en morceaux une personne: « Au fait ils se mettaient à plusieurs pour découper en morceaux une personne, voyez-vous ? Il fallait attacher la personne, avoir le temps de la découper… Ils se mettaient à plusieurs pour le faire. »
- Assommer une personne dans son sommeil en utilisant l’Agafuni (NDLR : petite houe ou méthode d’exécution commune au FPR) : « Eux (Inkotanyi) étaient là, cachés en attendant que la nuit tombe, et ils sortaient vers 2h du matin, pour qu’ils puissent surprendre un maximum de gens dans leur sommeil et les tuer facilement sans même tirer, en utilisant l’Agafuni.»
- Enfoncer une fourche dans le crâne d’une personne : « Ils les ont pris et fait asseoir par terre, ils ont commencé par le grand frère et lui ont assené la fourche dans le crâne.»
- Parfois le viol pour les jeunes filles : « Ils ont commencé par la violer et à la fin ils leur ont planté des couteaux, à elle et à sa petite sœur à Mukingo.»
- Attaque par avions militaires: Matata nous raconte le jour où ils se sont fait attaquer par des avions militaires. Ce jour-là toute la population fit une course poursuite contre les bombes lâchées par des avions militaires. « Du coup, nous nous sommes retrouvés, toute une foule, en train de courir, les avions à notre poursuite tout en nous bombardant. » Dans un reportage de la RTBF, la présence de ces avions est mentionnée avec la version officielle des autorités de Kigali : « Pour éliminer la guérilla estimée à plus ou moins 20 000 hommes, Kigali n’hésite pourtant pas à employer les grands moyens, les hélicoptères ont bombardé à plusieurs fois la région. »
- Piéger les gens dans une grotte: Matata se souvient aussi de la fois où la population pourchassée et piégée par les Inkotanyi est entrée se cacher dans une grotte. Les militaires du FPR prirent du piment et le mélangèrent aux pneus, après brulèrent le mélange et dirigèrent la fumée vers la grotte. La suite, racontée par Matata : « Après ils ont condamné l’entrée de la grotte avec du béton, et c’était fini… Ils sont décédés dedans, à cause de la fumée du mélange piment et pneus. Ils avaient condamné la grotte et y sont restés trois jours pour s’assurer que le béton sèche ».
Selon les autorités de Kigali, dans la version officielle racontée à la RTBF, l’armée rwandaise était en train de repousser une offensive de rebelles hutu. Après les avoir refoulés vers les grottes, l’armée a d’abord gardé les différents accès puis comblé les accès. Mais dans le même reportage, des témoins anonymes affirment que ce n’étaient pas des rebelles mais des civils, le chiffre de 8000 personnes mortes prises au piège est cité. Un homme raconte : « Mes enfants étaient en train de fuir, ils ont croisé les gens qui fuyaient vers les grottes et les ont suivis. Nous avons essayé de contacter les autorités, quand nous avons expliqué la chose au bourgmestre, on nous a emprisonnés. Après un mois et demi s nous ont relâchés. »
- Songamane: un acte d’humiliation qui a été utilisé par le FPR pour dominer la population. Le rapport du HRW précédemment cité en parle en ces termes : « La pratique consistant à forcer les gens à s’asseoir en rangs très serrés a fréquemment été utilisée par l’APR afin de démontrer le contrôle qu’elle exerce sur les populations… Ce type d’humiliation délibérée est connu en swahili sous le nom de Songamane »
Durant trois jours, les habitants de Ryinyo subirent l’humiliation du Songamane. Dans leur cas, les Inkotanyi interdirent aux femmes d’allaiter leurs nourrissons, dont certains finirent par mourir de faim.
La vie après la guerre des Abacengezi
Si Matata a survécu, on comprend dans son récit que c’est par une succession de chances. Dans sa commune et dans les communes voisines, des nombreuses personnes ont été assassinées. Une partie d’entre elles a pu être enterrée : « Les Inkotanyi ont tué beaucoup de gens. Au fait les gens de Ruhengeri sont silencieux mais si vous arrivez à Ryinyo, vous réalisez immédiatement l’ironie de la situation. Devant chaque foyer, il y a une tombe. Si vous croisez une personne, elle ne vous dit rien mais elle rit jaune. »
Pour une autre partie, les corps ont été laissés dans des fosses communes ou à l’abandon : « On retrouvait des corps sans pouvoir les identifier, qu’ils soient de Nyamutera ou autre, sans les connaitre, les corps étaient jetés en bas des falaises et puis c’était fini. Il y a beaucoup de fosses communes. »
Il y eut aussi ceux dont les corps furent jetés dans les lacs. Matata raconte le cas de ce soldat du FPR qui tuait les gens « quotidiennement » : « Il débarquait avec son bataillon en tirant sur les gens. Par malchance il y avait des marées et des lacs chez nous. Les corps étaient jetés dedans. »
Dans le reportage de la RTBF, commentant l’inefficacité des Nations Unies dans cette guerre, images à l’appui, le journaliste évoque ces corps : « La présence des membres de la commission des Nations unies pour les droits de l’Homme n’empêche pas le lac Kivu de rejeter presque quotidiennement des nouveaux cadavres ». Interrogé sur ce fait, le Colonel Kayumba Nyamwasa, chef d’Etat-Major de L’APR à l’époque, répond : « J’imagine que partout dans le monde, là où il y a un lac, on peut y trouver des morts, mais je vais essayer de savoir de quoi il s’agit. »
Quand le calme est revenu dans la région, le climat de peur a continué car les Inkotanyi avaient remplacé la chasse à l’homme par un système d’enlèvement de personnes. On obligea Matata à exhumer les corps de son père et son oncle, décédés bien avant l’année 1994, sous le prétexte qu’il y avait des armes cachées dans leurs tombes. En réalité c’était à cause de leur filiation avec le général Nsabimana.
Matata a fini par s’exiler du Rwanda, ne supportant plus de faire face au cynisme auquel il était souvent confronté. « Les gens qui ont massacré les miens venaient, voyaient les tombes et me demandaient ; « Petit qu’est-il arrivé à ces gens ? » sans que je puisse leur répondre « C’est vous. » »
Pour l’avenir, Matata a un message à passer à tous les Rwandais : « Les Rwandais n’ont pas été créés pour s’entretuer. Mon message est que chaque Rwandais a perdu au moins un membre de sa famille, mon message est que les gens soient tolérants, que tout le monde bénéficie des mêmes droits. Chaque personne qui a eu un membre de sa famille tué, que cela soit par les Inkotanyi ou par les Interahamwe, parce que quand une personne est tuée, elle est tuée. C’est triste de voir les gens penser que les autres n’ont pas perdu les leurs, c’est le nœud du problème pour le futur… Je vais terminer par dire que je suis désolé, et courage à tous ceux qui ont perdu les leurs, que cela soit en 1994 pendant le génocide, au Congo ou même après, chez nous, peu importe la tragédie. Tous ceux qui sont rescapés au même titre que moi, à tout le monde, je suis désolé pour ce qui leur est arrivé. Nous devons aller de l’avant, ouvrir un autre chapitre, nous ne pouvons pas rester éternellement tristes. »
Constance Mutimukeye
Jambonews.net
Envie de proposer un article pour publication sur jambonews.net? Plus d’infos ici
[1] https://www.youtube.com/watch?v=VxpJ74XYyak&feature=youtu.be
[2] Amnesty International, « Rwanda – Rompre le silence », septembre 1997.
[3] Dans son rapport « Rwanda- Rompre le silence », publié en septembre 1997, Amnesty International décrivait ainsi la situation « L’ampleur réelle des atteintes aux droits de l’homme continue d’être minimisée par
les autorités rwandaises, qui affirment contrôler la situation, mais également, semble-t-il, par la communauté internationale. Les médias internationaux ne font que rarement état de ce qui se passe aujourd’hui au Rwanda dans le domaine des droits de l’homme, et la plupart des gouvernements étrangers ferment apparemment les yeux sur la dégradation de la situation, continuant de prôner le rapatriement des Rwandais réfugiés dans les pays voisins. »
[4] F. Reyntjens, “Evolution socio-politique au Rwanda et au Burundi, 1998-1999 » in L’Afrique des Grands Lacs, annuaire, 1998-1999, P. 12.
[5] page 10
[6] BBC, “The dead can no longer be counted” [Les morts ne peuvent plus être comptés], http://news.bbc.co.uk/2/hi/47807.stm BBC News, 16 janvier 1998