Cet article constitue la troisième partie de notre série d’articles intitulée « Rwanda-Juillet 1994 : que sont devenus les Hommes d’Union nationale ? ». Il porte sur le parcours du ministre de l’Intérieur et du Développement communal qui était également membre du bureau politique du FPR : Seth Sendashonga.
Né le 27 mai 1951 dans la préfecture de Kibuye, Seth Sendashonga se démarque dès ses études à l’Université nationale du Rwanda quand il devient président de l’Association générale des étudiants (AGER). Alors qu’il n’est encore qu’étudiant, il s’oppose au président Habyarimana qui vient de prendre le pouvoir suite à un coup d’Etat quelques mois plus tôt, en critiquant certaines mesures instaurées par le nouveau régime, notamment la politique des quotas ethniques dans les écoles et le principe du parti unique. Le gouvernement ayant peu apprécié ces critiques estudiantines, Seth Sendashonga, sentant « que la prison n’allait pas tarder », prend le chemin de l’exil en 1975 à l’âge de 24 ans, en compagnie de Cyrie Nikuze qui deviendra plus tard son épouse.[1]
Installé à Nairobi à partir de 1978, il devient haut fonctionnaire pour les Nations Unies tout en continuant son militantisme politique de son lieu d’exil.
En juillet 1990, il est cosignataire de « l’appel pour le multipartisme et la démocratie au Rwanda » plus connu sous l’intitulé de « Manifeste des 33 intellectuels ».
En novembre 1991, Seth Sendashonga adhère au FPR après que ce dernier ait accepté de le laisser réécrire le préambule de son programme, qui contenait un historique décrivant l’ancien Rwanda, celui d’avant la révolution de 1959, « comme un paradis où coulaient lait et miel »[2].
Sendashonga jouissait d’un prestige considérable au sein des différents partis politiques en gestation, dont plusieurs le courtisaient, et son choix politique « où les convictions prirent le pas sur toute autre considération »[3] pour le FPR fit qu’il s’imposa rapidement auprès des militants du FPR comme un leader respecté, au point de devenir un membre du bureau politique « sur lequel personne n’avait prise, à la différence des autres dirigeants hutu ralliés ».[4]
Le 19 juillet 1994, suite à la prise du pouvoir du FPR, Sendashonga fut nommé ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement. « C’était un moment d’espoir et de soulagement, le pays allait enfin renaitre de ses cendres », témoigne sa veuve.[5]
En tant que ministre de l’Intérieur qui bénéficiait de surcroit de la confiance de la population en raison de sa réputation d’homme intègre, il commença très rapidement à recevoir des listes nominatives de personnes en train d’être massacrées par les soldats de l’APR aux quatre coins du pays. Au début, il « essayait de rationaliser, de comprendre, d’attribuer les crimes qui se commettaient à des actes de vengeance commis isolément par des soldats ».[6] Mais en décembre 1994, il se rendit compte que les exactions du FPR, loin d’être isolées, étaient des « massacres massifs et systématiques touchant toutes les préfectures du pays et organisés en plein accord avec la hiérarchie militaire».[7]
Sendashonga lui-même nous donne, au travers de son exemple personnel, une idée de l’ampleur des tueries qui se commettaient : « Au total ma belle famille compte 11 membres tués par le FPR, et ils ont dû sans doute dire au FPR, écoutez, nous sommes de la famille de Monsieur Sendashonga… et malgré tout on ne les a pas épargnés. Cela vous donne exactement la gravité et la mesure de ce qui se passait dans le pays. Si on assassine 11 personnes qui appartiennent à la famille d’un membre du bureau politique du FPR, vous vous dites bien que pour les autres ça a dû être beaucoup plus terrible encore. »[8]
Dans un documentaire canadien de 1996, Seth Sendashonga donne un aperçu global de la situation : « Le pattern général était de s’en prendre aux jeunes gens et aux messieurs encore en âge d’activité. Les leaders, les instituteurs, les moniteurs agricoles, tous ceux qui pouvaient jouer un rôle quelconque au titre d’intellectuel ou de leader local étaient visés de manière particulière.»[9]
Le massacre de Kibeho perpétré le 22 avril 1995 et au cours duquel, sous le regard des casques bleus et d’une flopée d’ONG, les militaires de l’APR tirent sur la foule à l’arme lourde, faisant plusieurs milliers de morts, marque le début de la rupture définitive entre Sendashonga et le FPR. « Kagame s’est adressé à la presse et a dit que les militaires s’étaient défendus car ils se sentaient attaqués, Seth a trouvé cela inacceptable. On se met d’accord sur une chose, l’armée va et fait autre chose… Il n’était plus le même après ça. Il était abattu, son être était bouleversé, c’était la rupture entre lui et les gens du FPR », raconte Cyrie Sendashonga[10].
En à peine une année en tant que ministre de l’Intérieur, Seth Sendashonga écrira au total 762 lettres à Paul Kagame, ministre de la Défense à ce moment et véritable homme fort du Rwanda. Pas une seule de ces lettres ne trouva réponse. Pour Sendashonga, ce silence fut un aveu que ces massacres étaient planifiés et cautionnés par le plus haut degré du commandement militaire de l’APR. Peu avant son assassinat, Sendashonga racontait ainsi la situation : « J’ai cherché à discuter de ces problèmes avec le Général Kagame, je lui ai dit ce que j’avais sur le cœur, je lui ai dit qu’il était tributaire d’une armée dans laquelle le mensonge avait pris racine dans toute la structure du commandement.»[11]
Le 25 août 1995 dans ce qui sera sa dernière réunion au sein du gouvernement, il remet une énième fois la question des massacres sur la table : « Vu que j’ai écrit plusieurs fois, que j’ai donné tous les détails, et qu’on n’a jamais voulu corriger les choses, je suis désormais convaincu et je dois dire que le FPR a dans sa politique la volonté de tuer la population.»[12]
Kagame était assis à l’autre bout de la table en train de boire un verre d’eau. « Il a violemment déposé son verre sur la table et est parti », témoigne Jean Baptiste Nkuliyingoma, qui assistait stupéfait à la scène. Cyrie Sendashonga le complète : « En voyant cela, le colonel Joseph Karemera, ministre de la Santé à l’époque, s’est levé très fâché, s’est approché de Seth, et lui a pointé un doigt sur la tête et lui a dit « This big head of yours, we are going to blow it up« . Tout ce que le ministre de l’Intérieur souhaitait était de discuter de ces problèmes, voir comment arrêter ces abus de l’armée. La réponse qu’il a eue était qu’on allait lui faire sauter la tête. Le résultat vous le voyez maintenant».[13]
Dès le lundi suivant, le 28 août 1995, Sendashonga quitta le gouvernement et se réfugia au Kenya d’où il reprit son activité politique, apprenant à vivre traqué.[14]
Le soir du 26 février 1996, quelques mois à peine après avoir quitté le Rwanda, il est victime d’une première tentative d’assassinat au cours de laquelle lui et son neveu Simeon Nsengiyumva sont blessés. « Sur les lieux de l’attentat, un membre de l’ambassade rwandaise est arrêté, pistolet, silencieux et treize cartouches à la main.»[15] L’homme arrêté est Francis Mugabo, homme de main du FPR et diplomate travaillant comme attaché administratif auprès de l’ambassade du Rwanda à Nairobi. Le Kenya demanda la levée de son immunité diplomatique, ce que Kigali refusa, créant des tensions diplomatiques entre les deux pays.[16]
Deux ans plus tard, en date du 16 mai 1998, alors qu’il s’apprêtait à témoigner au Tribunal pénal international pour le Rwanda, Seth Sendashonga fut assassiné par balles à Nairobi, à l’âge de 46 ans.
Pour Alison Des Forges, chercheuse auprès de Human Rights Watch, l’assassinat de Seth Sendashonga « a bouleversé beaucoup de gens » et détruit « un énorme espoir » car « Seth était devenu le symbole d’un avenir meilleur.»[17]
Peu de temps après l’assassinat, trois suspects sont arrêtés et présentés à la justice kenyane au motif qu’ils auraient tué Seth Sendashonga pour des motifs de « revanche personnelle » suite à une affaire d’argent.[18]
Le 7 février 2001 durant leur procès, Alphonse Mbayire, attaché militaire auprès de l’ambassade du Rwanda au Kenya au moment de l’assassinat de Sendashonga, est tué à Kigali par plus de vingt balles dans la tête, tirées à bout portant par un jeune militaire de l’APR en uniforme qui « aurait pris offense d’un commentaire de Mbayire à propos de son chien».[19]
Selon le département d’Etat américain toutefois, il ne s’agirait pas d’une querelle personnelle, mais l’assassinat de Mbayire pourrait avoir des liens avec les informations qu’il détenait au sujet de l’assassinat de Seth Sendashonga.[20]
Le 31 mai 2001, la Haute Cour du Kenya rendait son verdict, acquittant les trois suspects présentés devant elle au motif que les preuves présentées ne rendaient pas crédibles cette thèse d’un crime de droit commun. Le juge se dit au contraire persuadé que l’assassinat de Seth Sendashonga était politiquement motivé. [21]
Cet acquittement fut un « grand soulagement » pour la veuve de Sendashonga, parce qu’«en les acquittant, le juge reconnaissait que le crime était politique, Seth a été tué pour des raisons politiques par le gouvernement rwandais ».[22]
Le 1er mai 1999 a été créé à Bruxelles l’Institut Seth Sendashonga pour la Citoyenneté Démocratique – ISCID ASBL, une association visant à « promouvoir, dans la Région d’Afrique des Grands Lacs et spécifiquement au Rwanda, l’idéal de démocratie, de respect des droits de l’homme et de justice sociale porté par Seth Sendashonga »[23], qui organise chaque année une conférence-débat portant sur son objet social.
Le 28 juin 2011, lors de la conférence annuelle de l’Institut, le docteur Théogène Rudasingwa, ancien directeur de cabinet de Paul Kagame et secrétaire général du FPR au moment de l’assassinat de Seth Sendashonga, a demandé pardon à la veuve et aux enfants de Seth Sendashonga au nom de la « responsabilité collective » car Seth Sendashonga a été tué alors que le docteur Rudasingwa « faisait encore partie du FPR » et était un cadre de l’Etat dirigé par ce parti, tout en réfutant toute implication personnelle dans l’assassinat.[24]
Patrick Karegeya, qui était à la tête des renseignements extérieurs du Rwanda au moment de l’assassinat de Seth Sendashonga et était à ce titre pointé du doigt parmi les principaux suspects de l’assassinat, a pour sa part affirmé que ce genre de missions étaient « effectuées dans son dos » par Jack Nziza, le « pitbull de Kagame », et qu’« une des raisons pour lesquelles Kagame veut nous éliminer est le fait que nous en savons trop».[25]–[26]
Lors de la dernière conférence de l’ISCID tenue à Bruxelles le 2 juin 2018 à l’occasion de la commémoration du 20ème anniversaire de l’assassinat de Seth Sendashonga, un parterre impressionnant d’éminentes figures du monde associatif ou politique rwandais étaient présents ou représentés. On pouvait entre autres relever Diane Rwigara, représentée par son oncle Benjamin Rutabana qui a rendu hommage à Seth Sendashonga, Victoire Ingabire, représentée par son parti, ou encore l’ancien Premier ministre Faustin Twagiramungu qui a également rendu un hommage appuyé à Seth Sendashonga.
Certains, comme Serge Ndayizeye, journaliste à la radio Itahuka, étaient venus des Etats-Unis spécialement pour l’événement, et plusieurs autres venaient de différents pays européens, ce qui a fait dire à Cyrie Sendashonga en clôture de l’événement que même si l’ancien ministre de l’Intérieur n’est plus physiquement présent, « son combat continue ».
Norman Ishimwe, Ruhumuza Mbonyumutwa, Constance Mutimukeye, Jean Mitari, Anastase Nzira et Alfred Antoine Uzabakiliho
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« Rwanda: que sont devenus les hommes du gouvernement d’ « Union nationale » de juillet 1994 ? » :
* 1ère partie : Pasteur Bizimungu, président et Faustin Twagiramungu, premier ministre
* 2ème partie : Alexis Kanyarengwe, vice-Premier ministre, ministre de la Fonction publique et président du FPR
[1] Témoignage de Cyrie Sendashonga dans le documentaire « Celui qui savait », réalisé en 2001 par Julien Elie.
[2] « Au Rwanda, la disgrâce du «Hutu de service» du FPR. En exil, Seth Sendashonga a échappé à un attentat », libération du 21 mars 1996.
[3] A. Guichaoua, “Rwanda, de la guerre au génocide, annexe 51 : Les assassinats des opposants et des témoins des crimes du FPR. Questions sur les libertés civiques au Rwanda », p. 3.
[4] Ibid.
[5] « Celui qui savait », documentaire réalisé en 2001 par Julien Elie, https://www.youtube.com/watch?v=gBOYbat3V4E&t=621s .
[6] Ibid.
[7] A. Guichaoua, “Rwanda, de la guerre au génocide, annexe 51 : Les assassinats des opposants et des témoins des crimes du FPR. Questions sur les libertés civiques au Rwanda », p. 25.
[8] Témoignage de Seth Sendashonga diffusé dans le documentaire « Celui qui savait », documentaire réalisé en 2001 par Julien Elie.
https://www.youtube.com/watch?v=gBOYbat3V4E&start=1456
[9] Chronique d’un génocide annoncé, troisième partie, « nous nous sentons trahis » réalisé en 1996 par Yvan Patry.
[10] « Celui qui savait », documentaire réalisé en 2001 par Julien Elie.
[11] « Celui qui savait », documentaire réalisé en 2001 par Julien Elie.
[12] Témoignage de Jean Baptiste Nkuliyingoma, Ministre de l’information à l’époque et qui était présent ce jour-là, dans « Celui qui savait », documentaire réalisé en 2001 par Julien Elie.
[13] Ibid.
[14] A. Guichaoua, “Rwanda, de la guerre au génocide, annexe 51 : Les assassinats des opposants et des témoins des crimes du FPR. Questions sur les libertés civiques au Rwanda ».
[15] « Au Rwanda, la disgrâce du «Hutu de service» du FPR. En exil, Seth Sendashonga a échappé à un attentat. », Libération du 21 mars 1996.
[16]Parliamentary debates, 8 may 1996, Kenya National Assembly Official record (hansard), p . 708.
[17] Témoignage de Alison Des Forges dans « Celui qui savait », documentaire réalisé en 2001 par Julien Elie.
[18] Haute Cour de la république du kenya siégeant à Nairobi, affaire criminelle numéro 99/1998, arrêt prononcé à Nairobi en date du 31 mai 2001.
[19] « Rwanda: Résoudre les disparitions et les assassinats », Human Rights Watch, 4 février 2001.
[20] Rwanda: Country Reports on Human Rights Practices Bureau of Democracy, Human Rights, and Labor 2001, march 2002.
[21]Haute Cour de la république du kenya siégeant à Nairobi, affaire criminelle numéro 99/1998, arrêt prononcé à Nairobi en date du 31 mai 2001.
[22] « Celui qui savait », documentaire réalisé en 2001 par Julien Elie.
[23] Statuts d’ISCID ASBL, http://iscide.org/a-propos-d-iscid/statuts.html
[24] http://www.veritasinfo.fr/article-major-dr-rudasingwa-theogene-ati-ndasaba-imbabazi-umuryango-wa-seth-sendashonga-www-leprophet-78020123.html
[25] « Nous avons lutté pendant des années contre un dictateur et nous avons mis au pouvoir un tyran », Mondiaal Nieuws du 19 mars 2002
[26] Le 31 décembre 2013, Patrick Karegeya sera à son tour assassiné dans un hôtel à Johannesburg.