Le 6 avril 1994 aux alentours de 20h30, alors qu’il était en phase de descente sur Kigali, l’avion qui transportait les présidents rwandais Habyarimana et burundais Ntaryamira est abattu au-dessus de Kigali. Dès le lendemain, alors que le FPR lance une offensive générale sur le Rwanda, le génocide des Tutsi débute dans les zones contrôlées par les forces gouvernementales de l’époque.
Le 7 avril 1994, Mireille Kagabo, alors âgée de douze ans, voit sa vie basculer. Son père, Innocent Kagabo, sera tué par des gendarmes du régime Habyarimana dès l’après-midi du 7 avril, à proximité de leur résidence familiale. Il sera parmi les toutes premières victimes du génocide. D’une vie d’insouciance, Mireille passe en l’espace d’un instant à celle d’une orpheline traquée durant trois mois pour son appartenance ethnique et frôle la mort à plusieurs reprises. 26 ans plus tard, à l’occasion de la « Journée internationale de réflexion sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 », Mireille se souvient de son parcours de l’horreur et s’interroge sur la question de savoir si la société rwandaise a vraiment emprunté la voie du « Never again » (« Plus jamais »).
Mireille est née le 29 juillet 1981 à Kigali, dans une famille de cinq enfants. Son père, Innocent Kagabo, travaillait au ministère de la Justice mais c’est surtout pour ses talents footballistiques qu’il était connu, il était l’une des stars du club de foot de Kiyovu ainsi que de l’équipe nationale rwandaise de football. Sa mère, Eugénie Utamuliza, était commerçante indépendante à Kigali.
Mireille décrit une enfance heureuse loin des problèmes ethniques qui avaient tant déchiré le Rwanda dans le passé, et qui s’apprêtaient de nouveau à le déchirer quelques années plus tard : « Jusqu’à l’âge de six ans, je ne connaissais pas mon appartenance ethnique. C’est en primaire à l’école que j’ai pour la première fois entendu parler des ethnies, lorsque le professeur a demandé aux élèves de se lever en fonction de leur ethnie. En rentrant, j’ai demandé à mon père à quelle ethnie j’appartenais. C’est à ce moment-là que j’ai appris que j’étais tutsi ».
A partir de ce jour, à chaque fois que les élèves seront invités à se lever en fonction de leur appartenance ethnique, Mireille sera la seule à se lever à l’appel des élèves d’ethnie tutsi. « C’est comme ça que j’ai appris que j’étais la seule élève tutsi de ma classe. En quatrième on était deux, mais cela n’avait aucune conséquence sur mes relations avec les autres élèves. »
« Je pense qu’en tant que Tutsi qui était critique envers le pouvoir, il était condamné d’avance. »
En octobre 1990, lorsque le FPR, un groupe politico-militaire composé essentiellement de réfugiés tutsi attaque le Rwanda, Mireille est âgée de 9 ans et les premières persécutions touchent rapidement sa famille : « Mon grand-père maternel a été emprisonné en tant qu’icyitso [nom donné aux personnes accusées d’être de connivence avec le FPR, qui pourrait se traduire par « complice »] .» La famille de Mireille accueille difficilement cette nouvelle qu’elle vit comme une injustice : « Il a été emprisonné parce qu’il était accusé d’être de connivence avec le FPR, alors qu’il n’avait aucun lien avec le mouvement. Je pense qu’en tant que Tutsi qui était critique envers le pouvoir, il était condamné d’avance. »
A partir de cette date, la vie de la famille de Mireille bascule : « Mon père a été contraint de se cacher à plusieurs reprises. Il ne pouvait plus sortir comme avant, et notre maison était régulièrement fouillée. La situation était pire pour l’un de mes demi-frères qui vivait au Burundi et était de passage à la maison à cette période. Lui était confiné à la maison et devait rester en permanence caché. »
En octobre 1993, après l’assassinat de Melchior Ndadaye, le président du Burundi voisin d’ethnie Hutu, la famille de Mireille se sent même contrainte de se quitter son domicile : « Après son assassinat, nous avons pris peur et sommes partis nous réfugier dans le couvent des Petites Sœurs de Jésus à Kicukiro. Le même scénario s’est répété en février 1994 après l’assassinat de Martin Bucyana [président du parti d’opposition CDR, d’ethnie hutu]. Personne ne nous disait de fuir. Il est difficile de savoir après coup si notre peur était fondée, mais par la suite on entendait toujours que telle ou telle famille tutsi avait été tuée par des personnes qui se vengeaient de ces assassinats. »
« Mon grand frère, qui allait sur ses 15 ans, s’est retourné et a tout vu »
Le 6 avril 1994, Mireille se trouvait au domicile familial en compagnie de son père, de ses quatre frères et sœurs et d’une cousine qui avait été adoptée par la famille, alors que leur mère se trouvait au Kenya. « C’est seulement dans la matinée du 7 avril que j’ai appris que l’avion du président Habyarimana avait été abattu », se souvient Mireille. « Ma cousine était contente de la mort de Habyarimana mais mon père lui disait de ne pas se réjouir, en lui disant que cela n’allait pas s’arrêter là. Il avait peur, il était effrayé, il aimait jouer de la musique et a passé sa journée à jouer de la musique et à chanter des chansons religieuses sur son instrument. »
La peur du père de famille s’avère rapidement fondée lorsque dans l’après-midi du 7 avril, des gendarmes débarquent à son domicile et prient le père, les enfants ainsi que trois domestiques de sortir de la maison. « Une fois à l’extérieur, ils nous ont demandé nos cartes d’identité. Mon père et les domestiques ont donné les leurs, mais nous, enfants, n’en avions pas. »
S’ensuit un échange terrifiant avec les militaires. La dernière phrase dont Mireille se rappelle est cette remontrance adressée par l’un des militaires à son père : « Tu oses me donner une pièce d’identité sur laquelle il est marqué « tutsi » ? »
Les enfants ainsi qu’un des domestiques sont priés de rentrer à l’intérieur de la maison. «Je ne connaissais pas l’ethnie des domestiques, mais vu l’échange à propos des cartes d’identité et des ethnies, je suppose que celui qui a été relâché l’a été parce qu’il était hutu. »
A peine les enfants avaient-ils fait quelques pas vers la maison que des coups de feu ont retenti. « Mon grand frère, qui allait sur ses 15 ans, s’est retourné et a tout vu ». A l’intérieur, les enfants comprennent rapidement ce qui vient de se passer : « Nous étions tétanisés, nous ne nous sommes même pas demandé quoi faire, nous étions simplement immobiles et silencieux jusqu’à ce que de nouveaux coups de feu brisent le silence. Le domestique est venu vers nous en courant et en criant « Ils reviennent, fuyez, fuyez ! ». »
C’est dans ces conditions que les 5 enfants, à l’époque âgés de 14, 12, 9, 4 et 3 ans ont quitté leur domicile par l’extérieur de la parcelle pour aller se réfugier au couvent des Petites Sœurs de Jésus où ils s’étaient précédemment réfugiés avec leurs parents. « Nous sommes arrivés le 7 avril en pleurant, en disant que notre père venait d’être été tué. On nous a donné une chambre où on est restés à 5 avec mes frères et sœurs, puis à 6 avec ma cousine qui, après être partie un moment chez ma grand-mère, nous a rejoints. »
Dès leur arrivée, Mireille et ses frères et sœurs assistent à une arrivée massive de personnes venant chercher refuge au couvent. « Cela n’arrêtait pas, chaque jour beaucoup de personnes débarquaient et nous avons rapidement été plusieurs centaines. » Le 10 avril, des militaires des Forces armées rwandaises (FAR, l’armée gouvernementale de l’époque) sont arrivés, et ont invité tous ceux qui étaient réfugiés au couvent à rentrer chez eux. « Personne n’a obtempéré et le lendemain, d’autres militaires, cette fois-ci accompagnés de civils qui avaient des machettes, ont débarqué, nous ont demandé de sortir et nous ont conduits au milieu de la grande route. » Sur la route, le groupe de plusieurs centaines de personnes a été aligné et les enfants ont été mis de côté, pendant que chez les adultes, les Tutsi étaient séparés des adultes hutu sur base des cartes d’identité. « Dès qu’ils voyaient un Hutu, ils lui demandaient ce qu’il faisait là et lui demandaient de partir », raconte Mireille.
Les enfants ont été invités à retourner au couvent pendant que les adultes devaient rester à l’extérieur. « 33 enfants ont pu regagner le couvent, nous n’avons plus jamais revu les adultes. Par la suite, nous avons appris qu’ils avaient tous été tués et jetés dans une fosse commune à proximité. »
Certains enfants, en raison de leur taille, ont connu le même sort que les adultes. « Je me souviens notamment de Francine et Mutama, deux enfants de mon quartier qui avaient à peu près mon âge. Francine a voulu nous rejoindre en disant qu’elle avait le même âge que moi même si elle était plus grande. Ils ont refusé, se bornant à lui dire que c’était sa taille qui allait la faire tuer. »
« L’enfant dont ils voulaient exploser la tête devant nous, c’est Mireille »
Durant les jours qui suivent, les enfants vivent dans un climat de terreur. « Des militaires continuaient à venir régulièrement, et à chaque fois c’était le même rituel, les sœurs les suppliaient de ne pas nous toucher, ils nous regardaient, menaçants, nous lançaient parfois du gaz lacrymogène ou disaient aux sœurs : « Rwigemaaussi est parti à cet âge, livrez-les nous qu’on s’en débarrasse ». »
Le souvenir le plus marquant que Mireille garde de cette période date du 6 mai 1994, un mois jour pour jour après l’assassinat de Juvénal Habyarimana. Ce jour-là les militaires reviennent, plus agressifs que d’habitude, rassemblent les enfants dans la cour et l’un d’eux pointe son arme sur la tempe de Mireille. Dans la cérémonie de commémoration du génocide organisée au couvent des Petites Sœurs de Jésus le 7 avril 2019, Sœur Démitrie, l’une des sœurs présentes ce jour-là, raconte ainsi cet épisode :⁷ « C’était le 6 mai 1994, ils étaient venus venger Habyarimana. L’enfant dont ils voulaient exploser la tête devant nous, c’est Mireille. Ils le faisaient pour nous montrer qu’ils ne blaguaient pas, mais finalement, ils sont partis, car tout ce qu’ils voulaient c’était de la nourriture. Quand on leur a donné de l’argent, ils sont partis ».
Face à la mort, Mireille pense à un extrait de la bible que sa mère lui lisait et qui fait écho à la prière d’un homme qui supplie Dieu de lui donner quinze autres années à vivre. « Ma prière a été exaucée, et quinze ans plus tard exactement, à l’âge de 27 ans et demi, j’ai eu mon premier enfant. Je vois cela comme un signe divin, de renouvellement de mon vœu pour quinze autres années. »
L’épisode du 6 mai 1994 a montré aux sœurs qu’il ne leur serait plus possible de protéger les enfants pendant longtemps, et elles ont appelé un officier des FAR (Forces armées rwandaises) à la rescousse. «Plusieurs militaires sont arrivés avec des véhicules blindés. Je me souviens de l’un d’entre eux qui s’appelait Rukundo, je me souviens de lui car il était très gentil avec nous. Il nous a pris dans ses bras, nous a réconfortés. » Les 33 enfants ont ensuite été conduits chez un autre officier des FAR : « Mon principal souvenir de chez lui, c’est le repas qu’ils nous ont offert. Depuis plusieurs semaines, on mangeait tous les jours du porridge salé et quand nous sommes arrivés, ils ont cuisiné pour nous, il y avait même de la viande, un mets dont je ne me souvenais presque plus du goût. »
Après le repas, l’officier a réuni les enfants en leur disant qu’il était heureux d’avoir l’occasion de sauver des enfants aussi jeunes, avant de les briefer : « On va vous escorter jusqu’à Kabgayi, vous entendrez surement beaucoup de tirs sur la route, parfois ce seront nos propres troupes qui vont nous tirer dessus, parfois ce seront des balles du FPR, et vous devrez garder votre calme. Ce dont je peux vous assurer, c’est que personne ne va vous arrêter aux barrières. ».
C’est dans ce convoi militaire que les 33 enfants sont arrivés à Kabgayi, où un camp de déplacés internes était installé. « Il y’avait déjà beaucoup de gens lorsque nous sommes arrivés là-bas, nous avons été séparés des sœurs et y sommes restés jusqu’à l’arrivée des troupes du FPR au mois de juin 1994.»
Après l’arrivée des troupes du FPR, les enfants, dont le groupe avait entre-temps grandi pour atteindre la centaine, ont pris la route vers le Bugesera. « Sur la route nous nous sommes arrêtés chez un certain Nkamicaniye, où on a passé quelques jours. Il y avait quelques adultes avec nous, mais qui s’occupaient surtout de nos vivres. Rien de plus. Notre groupe ressemblait à un orphelinat ambulant. »
Arrivés dans le Bugesera, le groupe d’enfants est resté dans un orphelinat situé à Nyamata jusqu’au début du mois de juillet 1994, lorsque la guerre et le génocide ont pris fin suite à la victoire militaire du FPR.
Mireille et ses frères et sœurs y sont eux restés jusqu’au début du mois d’août 1994, date à laquelle Eugénie, la mère de Mireille, qui pendant tout un temps était rongée par le chagrin croyant avoir perdu ses enfants en plus de son mari, est venue les récupérer. Elle avait fini par avoir de leurs nouvelles. « Elle a recueilli tous les 33 enfants avec lesquels nous avions survécu depuis le couvent et nous a ramenés à Kigali. Dans un premier temps nous sommes tous restés avec ma mère, avant que les autres enfants soient par la suite pris en charge par les sœurs. »
« quand nous sommes rentrés, il ne nous restait plus personne »
C’est à leur retour à Kigali que la famille de Mireille apprend que les rares personnes de la famille qui vivaient au Rwanda en cette période avaient été tuées. « Le gros de ma famille vivait au Burundi ou au Kenya lorsque ça a éclaté, et quand nous sommes rentrés, il ne nous restait plus personne. Mon grand-père paternel, ma grand-mère maternelle, mon oncle Alexis Kayinamura, surnommé « Fiston »… Tous ceux qui vivaient au Rwanda avaient été tués. »
C’est dans cette atmosphère d’après-guerre, d’après-génocide et de deuil que la famille de Mireille recommence une nouvelle vie, sa mère lançant un restaurant. Bien que la situation au Rwanda semblait stable en apparence, des tueries continuaient à se commettre dans le pays et la famille de Mireille sera à nouveau rapidement touchée. « Le mari de ma cousine directe était hutu, tout ce qu’il a fait durant la période du génocide a été de protéger ma cousine et leurs enfants. A son retour il a été tué par le nouveau pouvoir en place. »
Le sort de sa cousine affectera beaucoup Mireille et sa mère : « Bien que ma mère et ma cousine étaient toutes les deux veuves, les traitements qui leur étaient réservés étaient totalement opposés. Ma cousine n’avait aucun soutien. Au contraire, elle subissait des moqueries pour avoir épousé un Hutu. C’était considéré comme une honte. »
En tant que veuve du génocide, la mère de Mireille est rapidement sollicitée pour rejoindre l’association des veuves du génocide Avega agahozo. « Elle a voulu y intégrer ma cousine, on l’a refusée avec le motif que son mari était hutu, que c’était un interahamwe, qu’il ne pouvait donc pas être victime du génocide… Le ton est rapidement monté et ma mère n’a finalement jamais rejoint l’association. »
« Le plus dur c’était chaque mois d’avril, on déterrait les os, on les lavait, cela ravivait nos traumatismes »
Mireille garde un mauvais souvenir de ces années ayant suivi le génocide ; un mauvais souvenir causé d’une part par les souvenirs et les traumatismes : « Le plus dur c’était chaque mois d’avril, on déterrait les os, on les lavait, cela ravivait nos traumatismes » ; et d’autre part par diverses pressions subies, notamment pour faire accuser de génocide des personnes innocentes : « On nous a par exemple demandé d’accuser un homme qui aurait fait tuer notre père. Cet homme, c’était le père de Patrick et Nadine, qui n’était pas parmi les personnes venues chez nous. Je sais à quel point cela fait mal de perdre un père et je ne voulais pas priver injustement d’autres enfants du leur. »
Mais ce qui a le plus marqué Mireille au cours de ces années post-génocide, c’est la mauvaise atmosphère qui régnait en particulier au niveau des relations entre les différents groupes ethniques. « Il y avait un munyangire [une sorte de politique d’exclusion basée sur le principe ‘mon ennemi doit être ton ennemi’]. Quand des gens rentraient du Congo, de Tingi Tingi, tout le monde en parlait, tout le monde les pointait du doigt, les accusait d’être des interahamwe. On entendait beaucoup de propos déplacés et stigmatisants sur eux. »
L’année 1998 marque un tournant pour Mireille et sa famille : « Les rescapés du génocide originaires de la préfecture de Kibuye comme ma mère ont commencé à être dans le collimateur des autorités suite à l’assassinat de Victor Bayingana, un homme d’affaires de Kibuye, par le nouveau pouvoir en place. Sa femme, Antoinette Kagaju, a été injustement accusée du meurtre de son mari puis emprisonnée. Comme ma mère était amie avec Antoinette, elle allait à son procès et allait régulièrement lui rendre visite en prison. »
L’année suivante, les tensions entre le nouveau pouvoir en place et les rescapés du génocide de Kibuye, symbolisées notamment par les manœuvres du pouvoir visant à affaiblir politiquement Joseph Sebarenzi, à l’époque président du Parlement et originaire de Kibuye, se sont accentuées, conduisant la famille de Mireille à nouveau sur le chemin de l’exil : « A peine étions-nous arrivés en Ouganda que nous avons appris coup sur coup l’assassinat d’Antoinette Kagaju et celui d’Asiel Kabera, le cousin direct de ma maman. »
En Ouganda, la famille côtoie rapidement d’autres réfugiés, parmi lesquels plusieurs anciens militaires du FPR qui prévoyaient d’écrire un livre sur les années de guerre en évoquant notamment les exécutions de leurs propres troupes. Parmi ces militaires figurait un certain Abdul Ruzibiza. « Bien que j’étais encore relativement jeune, sortant à peine de l’adolescence, j’entendais différentes discussions sur la guerre de conquête menée par le FPR, sur l’attentat du 6 avril 1994 et beaucoup d’autres choses terribles sur le FPR que j’avais du mal à croire. Même si je connaissais déjà des personnes qui avaient été tuées, comme la famille de Corneille, qui étaient nos voisins, ou encore Silas, le mari de ma cousine, je n’avais jamais réalisé l’ampleur et me demandais pourquoi toutes ces victimes n’étaient pas commémorées. »
Mais le 17 mars 2001, alors que la famille commence à se reconstruire en exil, le malheur frappe à nouveau à leur porte : « Mon petit frère, qui avait quatre ans pendant le génocide a été étudier à Kasese et était présent lorsque des rebelles ont attaqué ce lieu à partir du Congo. Ils l’ont enlevé. Jusqu’à aujourd’hui, nous ignorons son sort. »
Suite à cet épisode, la famille est prise en charge par le HCR, qui parvient à les évacuer vers le Canada, à Toronto tout d’abord, à Edmonton ensuite.
Au Canada, Mireille est surprise de constater les barrières existant entre les ethnies : « Il arrivait que les Hutu et les Tutsi se rencontrent dans des événements communs, mais dans la vie de tous les jours les gens vivaient séparément, chacun savait qui était qui. Si une photo de moi à un événement organisé par des Hutu était publiée, on me posait des questions. C’était triste à voir. »
Sur sa nouvelle terre d’accueil, Mireille n’oublie pas son histoire et intègre rapidement l’association GMK, Genocide Memory Keepers afin de préserver avec d’autres la mémoire du génocide des Tutsi. « On organisait une commémoration chaque année, avec l’objectif de raconter nos histoires pour que l’histoire n’oublie jamais ce qui s’est passé entre avril et juillet 1994. »
« J’avais le sentiment qu’on ne faisait qu’accentuer ces divisions qui nous ont menées au génocide »
Mais très rapidement, Mireille déchante : « J’ai été dérangée par certains propos qui y étaient tenus. Ils diabolisaient et stigmatisaient les Hutu dans leur ensemble et je leur demandais, « sommes-nous vraiment en train d’emprunter la voie du Never Again en commémorant de cette manière ? » On m’a répondu que cela aidait à atténuer la douleur toujours vive que le génocide nous a causée et on m’a demandé qui j’étais pour parler pour les Hutu. Après cet épisode, j’ai quitté l’association car j’avais le sentiment qu’on ne faisait qu’accentuer ces divisions qui nous ont menées au génocide. »
Ce 7 avril 2020, 26 ans jour pour jour après l’assassinat de son père, 26 ans jour pour jour après avoir vu sa vie basculer, Mireille demande aux Rwandais de se souvenir des victimes du génocide perpétré contre les Tutsi et de faire preuve de compassion à l’égard de toutes les victimes qui ont été emportées par la tragédie. « On se dispute souvent autour de la qualification des crimes qui ont été commis dans notre pays, alors que pour moi, le plus important avant tout n’est pas ce qui a emporté un être cher mais la douleur qui accompagne une telle perte. Comme l’a chanté Kizito, il n’y a aucune bonne mort, que ce soit une personne victime de génocide ou de crimes qui n’ont pas été qualifiés de génocide, la douleur provoquée par la perte d’un être cher est la même. »
Et en guise de conclusion à notre entretien, elle questionne : « Si le 7 avril de chaque année j’ai le droit de raconter mon historie et être consolée par le monde entier, pourquoi mes cousins, qui ont aussi perdu leur père qui a été tué comme le mien l’a été, ne pourraient pas avoir le même droit ? »
Ruhumuza Mbonyumutwa
Jambonews