Un mois s’est écoulé depuis le 6 novembre 2020, jour de la disparition de Guillaume Rutembesa, un activiste rwandais très critique envers Kigali et qui vivait en exil au Kenya. Il était souvent la cible d’insultes et de menaces de la part de supporters du régime de Kigali. Deux semaines avant sa disparition, l’un d’eux, Damien Nkaka, ancien militaire de l’APR (Armée Patriotique Rwandaise) l’avait notamment averti : « petit chien de Rutembesa, tu penses que tu réussiras à mieux te cacher que Sendashonga ? » en référence à Seth Sendashonga, ancien Ministre de l’intérieur du premier gouvernement post-94, assassiné le 16 mai 1998 à Nairobi.[1] Le général Kagame avait revendiqué l’assassinat en mars 2019.[2]
Qui est Guillaume Rutembesa
Guillaume Rutembesa est un jeune rwandais âgé de 31 ans et père d’une petite fille de 3 ans. Il a fait ses études secondaires au Lycée de Kigali où il a étudié les mathématiques et la physique. Après ses études secondaires, il a fait des études d’ingénierie électronique à l’Université Nationale du Rwanda.
Il s’est fait connaître au Rwanda, lorsqu’à seulement 18 ans, et alors que la plateforme YouTube n’en était qu’à ses débuts, il a commencé à aider des artistes à mettre leurs chansons sur YouTube, au moment où la technologie de chargement des vidéos n’était pas encore aisément accessible à la masse.
Dans une interview accordée au média Igihe.com, il expliquait que c’est sa présence sur le site universitaire de Butare, sur lequel il avait accès à un ordinateur, qui lui a permis de développer son projet : « dès que je rentrais des cours, je me mettais à télécharger des chansons jusqu’au petit matin» confie t’il au journal.
En 2014, sept ans seulement après avoir commencé son activité, Guillaume Rutembesa avait déjà téléchargé 1133 chansons sur la plateforme YouTube, au point d’être remarqué par Jean-Philibert Nsengimana, ministre de la Jeunesse et des nouvelles technologies de l’époque, qui avait salué ses talents.[3]
L’exil au Kenya
Il a continué à vivre de sa passion, l’informatique, jusqu’au 22 décembre 2016, moment où selon son récit, des malfaiteurs l’ont dépossédé de ses biens et lorsqu’il a appelé la police, plutôt que de l’aider, c’est lui que la police a emmené, avant de l’emprisonner sans mandat.
À sa sortie de prison le 12 janvier 2017, il a frappé à toutes les portes pour récupérer ses biens et demander réparation du préjudice qui lui avait été causé. Après être passé en vain par tous les niveaux hiérarchiques de la police, il s’est tourné vers la Commission des droits de l’Homme du Rwanda, puis a fini par écrire au Ministre de la justice en mars 2017. C’est à ce moment là que des responsables de la police lui ont signifié qu’il se ferait à nouveau emprisonner s’il continuait à faire des vagues.
C’est dans ces conditions qu’il a décidé de prendre le chemin de l’exil vers le Kenya, avec sa compagne dont la grossesse arrivait à terme.
Après avoir tout perdu, face à ce qu’il considérait comme une injustice, il a décidé le 10 octobre 2017 de briser le silence, écrivant dans un post Facebook : « nous avons continué à vivre dans le silence en subissant les conséquences de l’injustice dont nous avions été victimes, jusqu’à ce jour où j’ai décidé de cesser de me taire sur la persécution dont j’ai été victime de la part de la police rwandaise, dont les conséquences me poursuivent jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs fois, j’ai voulu garder le silence, pensant que les conséquences allaient s’amenuiser, mais les conséquences de cette persécution continuent à me poursuivre. »
Les tweets qui embarrassent Kigali
C’est dans cette optique qu’en décembre 2017, il a crée un compte twitter au nom de @rutembessa devenant très rapidement le compte le plus actif de la communauté rwandaise sur twitter, #RwOT, avec près de 75 000 tweets en 3 ans, soit un total ahurissant de près de 70 tweets en moyenne par jour.
Pour quiconque suivait l’actualité rwandaise, son compte twitter était devenu incontournable, de par la quantité d’informations qu’il y publiait et des nombreux scoops qu’il y divulguait. «Il avait souvent des nouvelles privilégiées, je ne sais pas comment il recevait ces informations. Il était très doué, et avait visiblement un réseau étendu d’informateurs fiables au Rwanda. Il publiait souvent des scoops qui embarrassaient le régime », déclare Marc Matabaro, rédacteur en chef de The Rwandan, un des principaux médias rwandais.
A titre d’exemple de publications, le 31 juillet 2020, la police judiciaire rwandaise (RIB) a paradé devant la presse quatre jeunes filles menottées, accusées d’avoir fait un live Instagram au cours duquel elles avaient dévoilé leurs parties intimes.
Dominique Bahorera, le Porte-parole du RIB a annoncé que son institution avait également arrêté le jeune homme qui aurait incité les filles à s’exposer. Les commentateurs se sont rapidement interrogés sur les raisons pour lesquelles, contrairement aux filles, le jeune homme n’avait pas été présenté à la presse.
Le 1er août 2020, au lendemain de l’annonce du RIB, Guillaume Rutembesa publiait sur son compte twitter que le jeune homme avait en fait été abattu, et publiait une photo de la victime dont l’identité n’avait pourtant pas été dévoilée par les autorités rwandaises.
Dans un autre tweet, il expliquait que les autorités rwandaises étaient en train d’étudier comment fabriquer une histoire à vendre au public : « ils doivent d’abord trouver la formulation de comment mentir au public, ce sera publié après qu’ils aient trouvé les mots à utiliser.»
Une heure à peine après le tweet de Guillaume Rutembesa, le RIB annonçait dans un communiqué que le jeune homme de 22 ans, du nom d’Isaac Mbula, avait été abattu « en essayant de s’échapper ».
RIB Statement on suspected human trafficker shot while attempting to escape Police custody: https://t.co/1EGjJ0gwGq
— Rwanda Investigation Bureau (@RIB_Rw) August 1, 2020
https://twitter.com/RIB_Rw/status/1289628170333892612?s=20
Une version qui avait été décrédibilisée par Rutembesa et qui sera par la suite totalement démentie par la famille d’Isaac Mbula, qui en a démontré les nombreuses incohérences.
C’est également Guillaume Rutembesa qui fut l’un des premiers à révéler que Marie Michelle Umuhoza, l’ancienne porte-parole du RIB qui, en février 2020, avait annoncé le « suicide » de Kizito Mihigo, avait fui au Canada avec sa famille alors que le RIB déclarait qu’elle était partie se faire soigner.
Publiant un message de l’un de ses nombreux informateurs, Guillaume Rutembesa avait expliqué la manière dont cette dernière et sa famille s’étaient joués des autorités rwandaises afin de pouvoir quitter le Rwanda, confirmant ainsi des informations que le RIB avait pendant longtemps essayé de démentir.
Un influenceur 2.0
De par son activité incessante sur twitter et par ses scoops réguliers, Guillaume Rutembesa était rapidement devenu une figure incontournable de la twittosphère rwandaise dont l’influence ne cessait de s’étendre.
Le média abaryankuna.com, donne ainsi, pour illustrer son influence grandissante, un récent exemple de comment par un hasthtag #RURA4TransportFairness, il était parvenu à faire plier le gouvernement rwandais qui venait d’annoncer la hausse du prix des transports publics. Grâce à l’action de Rutembessa, qui venait de lancer par un simple hashtag un mouvement social sur Twitter visant à s’insurger contre cette énième hausse des prix du transport en commun, le gouvernement rwandais, pourtant connu pour son intransigeance, avait fini par céder et avait retiré ces mesures.[4]
Le bras de fer avec Ange Kagame
En octobre 2020, Guillaume Rutembesa s’est fait remarquer par la publication de toute une série de tweets dévoilant la vie de luxe des enfants du général Kagame sous le hashtag #TheKagamesPlundering, lancé, le dimanche 18 octobre.
La réponse de Ange Kagame ne s’est pas fait attendre, cette dernière écrivant dans la foulée « un bon dimanche à tous SAUF à ceux qui passent l’entièreté de leur temps à épier le bonheur des autres. »
A blessed Sunday to everyone EXCEPT those who spend the entirety of their time policing other people’s happiness😊👍🏽🙏🏾
— AIKN (@AngeKagame) October 18, 2020
Loin d’être refroidi par cette réaction, le jeune homme se réjouit aussitôt « d’avoir reçu l’attention qu’il recherchait » de la part de « l’arrogante Princesse Ange » et lance dans la foulée un formulaire google invitant les rwandais à lui communiquer de manière anonyme les méfaits de la fille du président. Il crée pour ce faire, un hashtag provoquant #inshinziAnge (« l’insolente Ange »).
Très rapidement des témoignages lui parviennent et c’est sous ce hashtag, qu’il dévoile une histoire sordide selon laquelle, sous les ordres d’Ange Kagame, des enfants auraient été abattus par des gardes républicains qui les auraient ensuite noyés. « Ange doit rendre des comptes pour ces enfants qu’elle a tués au lac Muhazi. C’est une question de temps, et leurs parents sont toujours en vie pour témoigner, tout comme le sont les gardes républicains qui leur ont tiré dessus » écrit ainsi Rutembesa.
http://twitter.com/rutembessa/status/1318222302853693442?s=20
https://twitter.com/rutembessa/status/1318222302853693442?s=20
Un tweet qui fait référence à une information qui circule au sein de la communauté rwandaise depuis plusieurs années et qui avait pour la première fois été relayée par Noble Marara, ancien garde du corps du général Kagame, sur Inyenyeri news le 20 août 2017.
Dans son interview, ce dernier raconte : « Ange aime aller nager au lac Muhazi, (…) et des paysans se trouvaient sur place en train de pêcher. Elle a demandé : « qui sont ces gens ? Pourquoi sont-ils venus m’épier au moment où j’étais nue ? » Et elle a donné l’ordre de les abattre. Au début j’avais du mal à y croire car j’ai connu Ange quand elle avait quatre ans, c’était une petite fille joviale, mais lorsque j’ai personnellement parlé à un militaire qui avait participé à cette boucherie, j’ai fini par y croire, ces stupides militaires avaient bel et bien abattu les paysans.»[5]
Après ce hashtag, les insultes en ligne et les menaces ont commencé à pleuvoir sur Guillaume Rutembesa. Damien Nkaka, ancien militaire de l’APR (Armée Patriotique Rwandaise) lui lança dans la foulée ce tweet sous forme d’avertissement : « petit chien de Rutembesa, tu penses que tu réussiras à mieux te cacher que Sendashonga ? » en référence à Seth Sendashonga, ancien Ministre de l’intérieur assassiné le 16 mai 1998 à Nairobi, assassinat que le général Kagame a revendiqué en mars 2019.[6]
Pour Marc Matabaro, en s’en prenant à Ange Kagame, Guillaume Rutembesa venait de franchir la ligne rouge qu’évoque souvent le général Kagame dans ses discours[7]. « Elle est très intolérante à la critique et bloque quiconque parle mal du régime. Guillaume Rutembesa a probablement été le seul Rwandais à s’en prendre à elle de manière aussi frontale, ce qui fait que pour Ange Kagame c’était devenu une histoire personnelle. C’était très imprudent de la part de Rutembesa car il se trouvait au Kenya, un pays dans lequel les escadrons de la mort rwandais sont très actifs et ont déjà fait beaucoup de victimes par le passé. C’était inconscient de s’en prendre à elle directement en étant à Nairobi. »
« Même si je meurs demain, je mourrai heureux »
Conscients du danger qu’il courrait, beaucoup d’amis de Guillaume Rutembesa ont alors commencé à l’avertir, en l’appelant à la prudence.
Le 23 octobre 2020, il écrivait ce tweet sous forme d’adieux « Il fut une époque où j’étais en prison, je pouvais être tué à tout moment ou être emprisonné des dizaines de mois ou d’années pour rien… je n’étais pas en colère contre ça, mais vous savez ce contre quoi j’étais en colère ? C’est que j’allais être réduit à jamais au silence sans avoir jamais parlé d’injustice, mais maintenant je suis heureux car j’en ai parlé. »
http://twitter.com/rutembessa/status/1319638637814960128?s=20
Avant d’ajouter dans un autre tweet « même si je meurs demain, je mourrai heureux ».
Deux semaines après ce tweet, le 6 novembre 2020 à 15h44, Guillaume Rutembesa écrivait son dernier tweet à ce jour, qui portait sur les élections américaines.
En raison des précédents de Christophe Kanuma, Jean de Dieu Ndamira, Crysostome Ntirugiribambe[8], Emile Gafirita, Seth Sendashonga , Théoneste Lizinde, Augustin Bugirimfura, qui forment la trop longue liste de Rwandais qui ont disparu, ont été assassinés ou sont mystérieusement décédés alors qu’ils vivaient à Nairobi, les amis de Guillaume Rutembesa ont rapidement donné l’alerte.
This man is a Rwandese refugee in Kenya and he is missing. He is a critic of Paul Kagame and family fears he has been kidnapped and eliminated. I have received information of where he worked, who last received Money on his behalf etc. I will therefore tomorrow move to @DCI_Kenya pic.twitter.com/3BGGKCdxUt
— Lord Abraham Mutai (@ItsMutai) November 11, 2020
Plus d’un mois après son dernier tweet, alors que son numéro de GSM est désactivé et qu’il n’a plus été aperçu à son domicile depuis lors, les questions et hypothèses sur son sort demeurent nombreuses et les inquiétudes restent vives.
Ruhumuza Mbonyumutwa
Jambonews.net
- «Rwanda – Assassinat de Seth Sendashonga : « la destruction d’un énorme espoir », Jambonews, 20 août 2018.
- “Le président Kagame reconnaît un assassinat politique », Lalibre Belgique 15 mars 2019.
- Nibo bamaze gushyira indirimbo nyinshi kuri YouTube mu Rwanda, Igihe.com, 22 août 2014.
- RWANDA SOS : INQUIÉTUDE GRANDISSANTE AUTOUR DE LA DISPARITION DE GUILLAUME RUTEMBESA, Abaryankuna.com, 12 novembre 2020.
- Radio Inyenyeri: Ingona na Ange Kagame bimaze abanyarwanda 20.08.2017.
- “Le président Kagame reconnaît un assassinat politique », Lalibre Belgique 15 mars 2019.
- En septembre 2016, dans une rencontre avec la jeunesse rwandaise, le général Kagame avait ainsi déclaré « tous ces gens que tu vois, qui passent leur temps à l’extérieur à dire des futilités, ils en ont le droit, mais il y’a une ligne à ne pas franchir quand tu n’as pas encore atteint cette ligne, je te laisse, faire de toi un moins que rien, faire ce que tu veux, dire les mensonges à qui tu veux qui aiment entendre ces balivernes, mais lorsque tu franchis cette ligne, tu te retrouves foudroyé »
- Why Did Rwanda Abduct Our Dad? Daily Beast, 18 October 2020.