Quarante quatre jours après la disparition du poète rwandais Innocent Moussa Bahati, l’inquiétude sur son sort reste vive. Il n’a plus donné signe de vie depuis le 7 février 2021 et sa famille, ses amis et le public en général continuent de se demander ce qui s’est passé ce jour-là à Nyanza, dans le sud du Rwanda.
Selon un de ses amis, Bahati qui était à Nyanza pour préparer son nouveau poème aurait reçu un appel d’une personne non identifiée lui demandant de la rencontrer dans un hôtel de la région, et il a été injoignable depuis lors. Ses téléphones sont coupés et personne ne sait ce qu’il est devenu. Tous les efforts de la famille et de ses amis pour tenter de retrouver sa trace sont restés vains jusqu’à présent. Le Rwanda Investigation Bureau (RIB), qui a été saisi de son cas, n’a jusqu’à présent donné aucune information quant au sort de ce jeune prodige de la poésie rwandaise.
Innocent Bahati Moussa, 31 ans, est né à Nyagatare, dans le nord-est du Rwanda où sa famille habite toujours. Il a fait ses études au Kigali Institute of Education en Biologie, Chimie et Physique (BCP), d’où il est sorti en 2018. Après ses études, il a été engagé comme assistant pédagogique à la Green Hills Academy, l’une des écoles les plus huppées de Kigali.
Bahati a commencé à publier ses poèmes en 2013. Sa personnalité attachante et sa poésie humaniste ont fait de lui un des plus populaires parmi les poètes contemporains au Rwanda. Le public l’a découvert en 2016 quand il a remporté le concours de poésie Kigali vibrates with poetry avec son poème Rubebe, qui raconte les lamentations d’un jeune orphelin qui s’adresse à Dieu. Cette pièce est devenue tellement populaire qu’elle a valu à Bahati le surnom de Rubebe.
Poète engagé et humaniste
Les poèmes de Bahati sont marqués par des valeurs humanistes, et dans ses interviews il revient souvent sur la perte des repères de la société qui privilégie le développement matériel au détriment de l’humain. La question humaine est particulièrement importante au Rwanda compte tenu de son histoire récente et dont les plaies sont encore ouvertes. En effet, chaque famille ou chaque Rwandais porte en lui, le traumatisme de ce passé avec lequel on a de la peine à se réconcilier. D’ailleurs, dans un de ses dernières interviews, il lançait ce plaidoyer pour plus d’humanité:
« Tuzagira ibintu, tubure abantu turimbuke » ou « Nous risquons de nous perdre si nous nous enrichissons matériellement, sans penser à développer notre humanité »
Dans son poème Muvunyi (2020), il s’adresse à Muvunyi, son fils à naitre à qui il voudrait transmettre les valeurs d’humanisme, de droiture et de bravoure, tout en critiquant les dérives de la société rwandaise contemporaine où la lâcheté et la servilité ont été érigées en valeurs.
Dans « Mfungurira », littéralement « Nourris-moi », sa dernière composition publiée le 10 janvier 2021, quelques jours avant sa disparition, Bahati parle de la situation difficile des jeunes chômeurs affamés qui n’arrivent pas à trouver du travail, même comme mains d’œuvres sur les chantiers, malgré leurs diplômes et le fait que le Rwanda est sensé avoir connu des taux de croissance économique parmi les plus élevés au monde ces dernières années. Cette croissance économique, même s’il devient de plus en plus évident qu’elle est artificiellement gonflée à base de chiffrés truqués, est-elle aussi très mal distribuée, le Rwanda étant un des pays les plus inégalitaires au monde.
La pandémie du COVID-19 et les mesures de confinement qui ont obligé la population à rester chez elle pendant des mois, alors que la plupart des Rwandais survivent grâce à des petits boulots plus ou moins informels ou à de la débrouille quotidienne, n’a fait qu’empirer la situation des ces laissés-pour- compte de la société rwandaise.
En fin de compte, ces mesures inadaptées au contexte local ont causé plus de souffrances qu’elles n’ont sauvé de vies, car au Rwanda, et ceci est plus vrai dans les zones urbaines, la plupart de travailleurs gagnent leurs vies au jour le jour et il n’existe pas de véritable filet social.
La première strophe de ce poème résume bien le désespoir dans lequel est plongée cette jeunesse :
Sinsaba inka, njye si ndi uwo gutunga; | Je ne demande pas de vaches, je ne suis pas fait pour la richesse; |
Sinsaba inzu, njye si ndi uwo gutura; | Je ne demande pas de maison, |
Nawe mubyeyi ndamira ndenze rino ndamuke; | Ô toi au bon cœur, aide-moi que je survive à cette nuit; |
Wenda ubukeye rugira azangenera igeno rindi. | Peut-être que demain Dieu me réserve un meilleur sort. |
Chez la famille, les amis et le public au sens large, l’inquiétude est grande, plus de 40 jours après sa disparition, mais un très mince espoir subsiste pour retrouver Innocent Bahati sain et sauf. On attend toujours les résultats de l’enquête des autorités qui jusque-là n’ont rien communiqué. Mais comme le dit l’un de ses plus proches amis: « Un tel gaillard de 2 mètres et plus de 100 kg ne disparait pas comme ça, ce n’est pas comme s’il peut se cacher ou passer inaperçu, … mais nous restons optimistes pour le retrouver et continuer de faire avancer la poésie rwandaise. »
Le 21 mars était célébrée la journée mondiale de la poésie. Les poètes rwandais ont eux aussi marqué cette journée, mais le plus étonnant est que personne n’a mentionné le nom de leur collègue porte disparu depuis plus d’un mois. Mais Edouard Bamporiki, secrétaire d’État en charge de la culture, lui-même poète à ses heures, a profité de son discours pour lancer une mise en garde à ses collègues :
« Celui qui n’a rien à perdre peut dépasser les bornes, et celui qui n’a pas de garde fou se perd. Lorsque la poésie fait fausse route, elle entraine le public avec. C’est pour cette raison que je vous demande d’oublier les difficultés que la poésie rwandaise a connues ces derniers temps, mais plutôt de faire notre part pour conseiller et réprimander ceux des nôtres qui s’écartent du droit chemin. »[1]
Explication imagée du sort de Innocent Bahati ou simple mise en garde contre la prise de liberté des poètes ? Seul l’avenir nous le dira. Notons que les antécédents d’Edouard Bamporiki avec d’autres artistes engagés ne sont pas faits pour nous rassurer.
Cette semaine de la poésie sera clôturée par une édition spéciale du programme « Twigenere Ijambo » par l’association Jambo ASBL qui sera diffusée le dimanche 28 mars 2021, cette émission sera consacrée à célébrer l’œuvre de Bahati Innocent. Des experts de la culture et de la langue rwandaise viendront parler de l’importance de la poésie dans la culture rwandaise, et aussi commenter et expliquer pour la jeune génération les poèmes de Bahati Innocent afin que son message soit entendu et encore plus important en ce moment, que Innocent Bahati Moussa ne soit pas oublié.
Luc Rugamba
Jambonews.net
- « Utagira icyo arengera ararengera [kurêengeera], kandi utagira ikimubuza gutana aratana. Ubusizi iyo bwayobye burayobya. Ni yo mpamvu mpamagarira abasizi bose bitabiriye iyi nama kwirengagiza ingorane zose ubusizi mu Rwanda bumazemo iminsi, ahubwo tugatanga umusanzu mu guhanura no guhwitura abacu bari kwica umurongo »