Vous est-il déjà arrivé de vous poser la question : « mais comment en sommes-nous arrivés là ?… » Avec un air grave marqué d’une incompréhension totale, comme dépassés par les événements. Que les choses auraient pris des proportions telles qu’elles repoussent les limites de l’entendement, tant la raison n’a plus lieu : seule la folie guette, agrippée aux parois de notre conscience – devenue pesante, à l’ombre de tout soupçons. Et bien c’est à peu près le ressentiment que j’ai quand je pense au Rwanda et à la région des Grands Lacs dans son ensemble. La justice n’a plus lieu, la vérité n’a plus lieu, la paix du cœur et du vivre ensemble…des mots qui, tapés dans le moteur de recherche de l’Afrique Centrale, nous affiche : « introuvable » – sans même en rougir. Mais le pire dans tout ça c’est qu’on semble s’y être accommodés, par facilité, peut-être. Le courage de se soulever et agir, à l’instar des héros, peuples du Maghreb, confirmerait-il la malédiction de Cham : celle d’une « race » maudite à jamais ?
« Frankenstein, ou quand l’homme créa le monstre ! » Ce serait un beau titre pour cette petite histoire, qui aurait lieu, vous vous en doutez, au pays des mille collines, le Rwanda. Ce dernier se voit alors engendrer une créature hideuse et féroce en mal d’amour. C’est la petite histoire d’une minorité en quête de légitimité et de reconnaissance. La petite histoire d’une majorité coupable d’être majoritaire ou mieux encore : la petite histoire de la modernité, des postindépendances ! Des mots qui riment plus avec « régression » quand on voit ses ascendants ethniques ! Mais voilà qu’à l’aube du 21ème siècle, la récolte se solde par des milliers d’enfants errants dans les rues, orphelins. Ils pleurent leurs pères, leurs mères. Le fil qui relie les rwandais à l’amour et au savoir vivre se consume par incandescence : ces derniers semblent s’être déresponsabilisés, par complaisance, afin de ne point froisser le monstre aux yeux rouges.
Un peuple qui rêve de fuir sa propre nation, la nuit tombée. Mais, dans sa fuite, il y a hésitation : « n’est-ce pas après les miens, restés au bercail, que s’en prendra le monstre ? » Il les torturera, les bâillonnera jusqu’à ce qu’ils crachent le morceau. Le monstre aux yeux rouges et à la douleur inconsolable, les rappellera alors: « Pourquoi me fuient-ils en masse ? Traîtres ! Je les poursuivrai jusqu’au bout du monde et je les écraserai, un par un, comme des vauriens ! » Ignore-t-il qu’il persécute des rwandais, ses propres frères?
Le monstre ne cesse de crier à Frankenstein, son maître: « Mes crimes ont ma souffrance pour cause! » [1] Quelle souffrance ? Comment un monstre peut-il éprouver le moindre sentiment, quand il ne cesse de massacrer ? Risquerait-on de prêter oreille afin qu’il plaide sa cause ? Mais, il est vrai, qu’il s’y échappe, à travers tous ses discours, une grande souffrance : celle qu’éprouverait tout être vivant – sans cesse repoussé car hideux et indésirable à l’humanité, tant le caractère lié à ses crimes est abominable. Il devient pire, jour après jour, par frustration. Ses fautes se multiplient pour attirer, toujours plus, l’attention de son maître, qui passe pour l’avoir abandonné.
Vous souvenez-vous de l’extrait de Matthieu 12 : 43-45[2]? : « Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, il va par des lieux arides, cherchant du repos, et il n’en trouve point. Alors il dit: » Je retournerai dans ma maison, d’où je suis sorti. » Et revenu, il la trouve libre, nettoyée et ornée. Alors il s’en va prendre avec lui sept autres esprits plus mauvais que lui, et, étant entrés, ils y fixent leur demeure, et le dernier état de cet homme devient pire que le premier. Ainsi en sera-t-il pour cette génération mauvaise »
Une vision pessimiste qui résume ce qu’est devenu l’homme du Rwanda: un esprit tourmenté errant sans cesse à la cherche d’un coin où se reposer. Sa situation de marginalisé a durci son cœur et les aléas de la vie l’ont rendu insensible à toute empathie envers son prochain. Le monstre en lui le persécute autant que le monde extérieur. Il sait que sa vraie nature effraie, car aliénée. Au fait, l’anarchie est plus à désirer dans la tête de l’homme rwandais que dans les rues de Kigali, sa capitale – vitrine du monde. Les tensions, et tout ce qu’elles amènent comme frustrations, ont lieu avant tout dans son esprit. Oui, homme-trompe l’œil – comme sa capitale, Kigali. Quelle psychologie se joue dans l’homme rwandais ordinaire, au quotidien, si ce n’est une peur primitive contre les persécutions et arrestations arbitraires, le tout mêlé à des remords ? C’est la petite histoire de la dépossession, cette hantise rwandaise…
Le monstre dont je vous parle, vous le connaissez bien. C’est celui qui juge et guette son peuple – au delà même de ses territoires – comme une sentinelle. Un voile lourd et sombre couvre sa nation, malgré le soleil brûlant de l’équateur. Un monde des ténèbres où chacun envie l’autre, quand il ne l’espionne pas. Le créateur du monstre ? Il est encore plus tourmenté et divisé que sa créature ! Il a certes gagné le cœur du Rwanda, mais point le cœur des rwandais. En effet, comment peut-on prétendre acquérir la légitimité par la terreur, les armes – dans un climat constant d’intrigues et d’oppressions ? Mais le véritable drame est le suivant: c’est que le peuple rwandais, dans sa majorité, ai, par condescendance, fini par apprivoiser le monstre, je dirai même par l’internaliser, le légitimer! – à son tour.
Et quand Jésus prêche : Ainsi en sera-t-il pour cette génération mauvaise – mon cœur s’assombrit en imaginant que c’est précisément à nous qu’Il adresse ces paroles. A quand alors ce rêve que je chéris depuis si longtemps? Celui au refrain bleuté et ruisselant, comme les nombreux cours d’eau qui rythment les courbes de mon pays, le Rwanda. L’air chaud et humide qui vous envahissent, comme à l’atterrissage, dès l’ouverture des portes, après une pluie battante. L’odeur d’une terre vibrante qui appelle à la contemplation, à la bonté…Quand tout cela éprendra-t-il, à nouveau, mon cœur assailli? Quand le manque sera-t-il comblé : celui de vivre au pays, rire avec les siens, dans la plénitude et l’amour ?
Renverser l’ennemi par le bout du fusil? Ciel, Hérésie ! Le Rwanda a vu trop de sang couler sur ses terres. Ne voyez-vous pas que la terre est en colère ! Apprendre à canaliser ses émotions sans faire couler le sang ? C’est possible. C’est à ça que sert le dialogue, je veux m’en convaincre. Je poursuis les clés de contact. Ne sommes-nous pas tous embarqués dans la même et petite barque? : Tutsi, Hutu et Twa ne sont pas ennemis. Ils sont dissemblables certes, mais frères. Les frères ne s’entretuent pas quand ils n’ont qu’un engendreur : le Rwanda. Ainsi, comment une personne succomberai-t-elle à l’amour, quand cette même personne, enfant du pays, en est déshéritée ? Ne vous méprenez pas, en chacun de nous il y sommeille un monstre aux yeux rouges. La question est de savoir si on a l’audace de l’exprimer, de le légitimer. De fait, il ne s’agit point d’un discour rationnel du qui dit vrai du faux, mais plutôt, comme le dit Michel Foucault, de la véridiction…qui est d’assumer sa sincérité, loin d’être charitable, parlant de l’homme des Grands Lacs…La Bête alors ne tirerait, en conclusion, toute sa force déstructice qu’à travers l’image de son Maître, c’est-à-dire…soi-même.
Si nje wahera!
Par Jean Bigambo
JamboNews.net
[1] Frankenstein, Mary Shelley. Editions : J’ai lu. 1997
[2] http://bible.catholique.org