La justice canadienne n’en est pas à son coup d’essai en matière de décisions judiciaires dommageables concernant un ressortissant rwandais hutu mais le cas récent de Jean-Léonard Teganya relève assurément de l’absurdité judiciaire.
Il est un fait que Monsieur Jean Léonard Teganya était un étudiant en médecine à l’hôpital universitaire de Butare au Rwanda en avril 1994 lorsque quelques 200 patients y ont été assassinés par des miliciens qui s’étaient introduits de force dans l’hôpital.
Une décision judiciaire absurde
Si l’on s’en tient au rapport que le journal The National Post en a fait ce 29 mars 2011, les paradoxes absurdes de la décision de cette Cour fédérale canadienne concernant Monsieur Jean Leonard Teganya sont nombreux.
La Cour a en effet décidé que l’intéressé pouvait être déporté vers le Rwanda et être mis à disposition du régime de Kigali sur base de plusieurs motifs qui auraient plutôt dû conduire à relaxer Monsieur Teganya et à lui accorder une protection permanente au Canada.
La Cour a d’abord relevé avec certitude que Monsieur Teganya n’avait pas participé à ce massacre et n’avait participé à aucun autre crime au Rwanda.
Cette seule circonstance, notamment aux yeux de ceux qui étaient présents au Rwanda en 1994, aurait dû suffire à désintéresser totalement la justice canadienne de cette affaire.
Ce que les juges lui reprochent c’est d’avoir été présent sur place et de ne pas avoir tenté d’empêcher ce massacre, ce qui, selon la décision, permet de penser qu’il aurait été passivement solidaire avec les auteurs de ce crime, d’autant plus qu’il n’a pas fui l’hôpital.
Pour en arriver à leur conclusion, les juges passent par la considération selon laquelle des « hutu modérés » auraient été tués parmi les 200 victimes et qu’il faut en conclure que Monsieur Teganya n’en était pas un puisqu’il n’a pas été tué.
La décision conclut donc à sa culpabilité en tant que « complice » et relève notamment, pour dissiper les doutes, que le père de Jean Léonard Teganya était un cadre régional influent du MRND, le parti au pouvoir à l’époque au Rwanda.
Indépendamment de l’absurdité qui consiste à condamner un jeune étudiant qui n’a commis aucun crime et qui n’a rien pu faire contre les crimes des autres en avril 1994 au Rwanda , la justice canadienne est sans doute la plus mal placée au monde pour poursuivre quelqu’un d’autre que son ressortissant le général Roméo Dallaire.
Si le général Roméo Dallaire n’est pas inquiété au Canada où il est même décoré pour son inaction au Rwanda, personne d’autre ne devrait l’être et encore moins au Canada.
Ce n’est sans doute qu’un des avatars de la néo-colonisation, cette justice canadienne à deux poids deux mesures qui créée une inégalité barbare entre un jeune étudiant en médecine, aujourd’hui père de famille, et un général aujourd’hui à la retraite.
Le premier est condamné alors même qu’il n’avait, de facto, aucun moyen de s’interposer, aucune mission à ce titre et qu’il était lui-même menacé en tant que ressortissant national.
L’autre s’en sort sans même être interrogé, voire dans la gloire, alors qu’il était à la tête d’une armée onusienne composée de milliers d’hommes, investi officiellement d’une mission de peace keeping et avait bien plus de moyens d’agir, notamment des moyens militaires et de communication, tout en n’étant pas lui-même menacé comme pouvaient l’être les nationaux ou d’autres catégories étrangers dont il ne faisait pas partie.
Il faudrait s’intéresser en priorité aux coupables de crimes avérés qui restent encore impunis et occupent même de hautes fonctions au Rwanda au sein de l’appareil politique et militaire du FPR plutôt que de juger ceux qui n’ont rien pu faire.
Les juges de la Cour fédérale canadienne en sont encore à se servir du concept de « hutu modéré » dont ils n’ont sans doute pas encore relevé la connotation éminemment insultante à l’égard de la majorité de la population rwandaise.
Ce concept de « hutu modérés » que l’on a combattu pendant des années et que l’on croyait disparu mais qui refait apparemment surface au Canada est pourtant à proscrire.
Cette appellation sous entend en effet qu’il y aurait des « hutu » et des « hutu modérés » et que si un hutu n’est pas un « hutu modéré » il est tout simplement « hutu ».
Or, comme celui qui n’est pas modéré est extrémiste – forcément- alors les « hutu » qui ne sont pas des « hutu modérés » sont des « hutu extrémistes », ce qui revient à tenir insidieusement pour acquis que les « hutu » sont extrémistes par nature.
On voit évidemment ce que ce concept a d’insultant et de criminel à l’égard des hutu et on voit ce que cela donne lorsqu’il est utilisé en justice dans un cas comme celui de Jean Léonard Teganya qui finit par être condamné simplement pour ce qu’il est plutôt que pour ce qu’il aurait fait, l’intéressé n’ayant d’ailleurs, selon la décision elle-même, rien fait.
Et pour se convaincre que Jean Léonard Teganya a finalement été condamné pour ce qu’il est et non pour ce qu’il aurait fait, il suffit d’observer que les juges ont trouvé un intérêt à relever qu’il est le fils d’un cadre régional influent du MRND alors que cette occurrence ne relève pas d’un acte répréhensible quelconque dans le chef de Jean Léonard Teganya.
Son père est d’ailleurs un prisonnier politique emprisonné à vie au Rwanda depuis une dizaine d’années par le régime du FPR et les juges canadiens, plutôt que de décider de livrer également le fils à la discrétion d’un régime notoirement criminel, auraient dû s’abstenir et lui accorder une protection internationale, compte tenu du danger évident qu’il coure sur place.
Cette décision est dommageable à bien des égards
A l’égard de Jean Léonard Teganya et de sa famille qu’elle brise, bien sûr, mais aussi à l’égard de tous en général si l’on s’attache à la motivation absurde qui procède d’une généralisation abusive et utilise, sans doute à son insu, des concepts insultants et criminels.
Les dégâts de cette décision ne se sont d’ailleurs pas fait attendre puisqu’un certain William Schabas, directeur de l’Irish Center for Human Rights au Canada l’a d’ores et déjà commentée, rapporte The National Post, en évoquant le fait que tous ceux qui ont fui le Rwanda affirment ne pas avoir participé aux massacres et en s’interrogeant ironiquement sur qui donc avait bien pu commettre ces crimes.
Monsieur Schabas pousse le bouchon, non sans un certain cynisme, espérons-le involontaire, jusqu’à demander pourquoi ces gens avaient fui s’ils n’avaient rien à se reprocher.
Il y a certes beaucoup d’ignorance dans les interrogations de Monsieur Schabas sur la réalité de ce qui s’est passé au Rwanda mais ce ne sont pas des décisions judiciaires comme celle qui concerne Jean Léonard Teganya qui faciliteront les choses.
Mais pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font
D’un autre côté, comment en vouloir à ces juges canadiens lorsqu’on examine les motivations de leurs décisions, certes catastrophiques, mais visiblement empruntes de bonne foi ?
Il y a les avatars de la néo-colonisation évoqués ci-dessus, dont nous sommes tous victimes, même les juges canadiens qui ne devraient pourtant pas l’être, mais il y a surtout les retours de manivelles de la mondialisation et de la compétence universelle en matière de justice.
Toutes les juridictions mises en place au Rwanda ou à l’étranger pour connaître des crimes qui ont été commis au Rwanda en 1994 ont leur lot d’imperfections plus ou moins graves, voire dirimantes en ce qui concerne les juridictions rwandaises actuelles.
Les juridictions nationales qui existaient au Rwanda en 1994 ont immédiatement montré leur incapacité à absorber l’afflux judiciaire résultant de tous les crimes commis à l’époque.
Quant aux juridictions gacaca mises en place ultérieurement par le régime du FPR sur le plan national à côté des juridictions ordinaires de l’ordre judiciaire pour pallier cette carence, elles ont fait bien plus de mal qu’elles n’ont été utiles.
Hormis le fait que les gacaca ont été mises en place par les vainqueurs sur les vaincus, ces juridictions se sont surtout révélées être plus des instruments politiques d’oppression et de neutralisation de la population hutu par le régime du FPR et des moyens de corruption et de spoliation des biens des hutu, présents au Rwanda ou réfugiés à l’étranger, que de réelles juridictions destinées à faire œuvre de justice, au moins à l’égard des victimes tutsi.
Quant au Tribunal Pénal International, il a péché lui aussi, dès le départ, du même péché politique que les juridictions nationales rwandaises d’après 1994, puisque seuls des hutu ont été poursuivis devant le TPIR jusqu’à présent.
Le TPIR accuse d’innombrables autres insuffisances qu’on ne peut pas énumérer de manière exhaustive mais, parmi elles, il y a au moins le fait que la vérité judiciaire du TPIR, du moins dans ses débuts, a été en grande partie bâtie sur des mensonges incommensurables de témoins instrumentalisés par le régime de Kigali et ses lobbies.
Certes le TPIR a rendu des décisions historiques qui n’ont pas versé dans la propagande mensongère qui imprègne encore les médias sur le Rwanda depuis 1994, comme la décision lucide qui a dernièrement écarté la thèse d’un complot de génocide, mais on est encore loin d’une justice internationale, indépendante et impartiale dans laquelle les rwandais et les étrangers pourraient se reconnaître et sur laquelle nous pourrions bâtir un avenir.
Quant à la justice étrangère, issue au départ d’une noble intention et matérialisée par le principe de la compétence universelle, nous voyons, avec cette décision canadienne, qu’elle accuse un déficit absurde et dommageable dont on ne peut pourtant pas lui tenir rigueur.
Comment voulez-vous en effet, qu’un juge canadien, imprégné de grands idéaux de droit et de conceptions hollywoodiennes, quelque part en Ontario en 2011, dans un pays qui n’a pas connu de conflit armé sur son territoire depuis son indépendance, puisse voir juste lorsqu’il doit juger du comportement d’un jeune homme au Rwanda, 17 ans auparavant ?
Comment voulez-vous éviter l’erreur judiciaire lorsque ce juge doit apprécier l’attitude qu’un jeune étudiant aurait dû adopter, à vingt mille kilomètres de là, devant les crimes les plus graves du droit international humanitaire, au beau milieu d’un conflit armé et d’un chaos politique, militaire et humanitaire indescriptible ?
C’est en ce sens que ceux qui n’ont connu la guerre que dans les bouquins et les films se permettront de distendre la notion de « complicité » et, sans faire preuve de l’humilité et de la circonspection qui auraient dû s’imposer, de condamner un père de famille qui n’a participé à aucun acte criminel, après s’être persuadés que s’ils avaient été sur place et à sa place, ils auraient agi autrement.
Bien sûr, sauf qu’ils oublient au moins leur général Roméo Dallaire, le seul finalement dont ils auraient été à même de juger de l’attitude quand ce général était présent au Rwanda en avril 1994 et avait débarqué du Canada, investi d’une mission officielle de l’ONU en vue de sauvegarder la paix, tout imprégné du même système de valeur et des mêmes idéaux que les juges canadiens de Jean Léonard Teganya, mais qu’il n’a rien fait pour sauver ces victimes.
Ce sont là les affres de la justice mondialisée
Le salut ne résidera, à moyen terme ou à long terme que dans l’instauration d’une véritable démocratie au Rwanda, seule à même de mettre en place des juridictions nationales représentatives dans lesquelles tous les rwandais se reconnaîtront.
Ces juridictions pourront être composées de juges hutu, tutsi et twa, bien au fait de ce qui s’est passé au Rwanda, notamment en avril 1994, et à même de poursuivre de manière impartiale les auteurs, hutu, tutsi ou twa, de tous les crimes qui ont été commis contre toutes les victimes, hutu, tutsi et twa, tout en pouvant apprécier le degré de responsabilité et d’omission qui eût pu être reproché à quiconque dans les circonstances de l’époque.
C’est dans cet objectif que nous devrions tous œuvrer en matière de justice au Rwanda.
Par Rudatinya
JamboNews.net