Un pyroclastique: c’est le nom qu’on donne au solide que rejette un volcan en activité lors d’explosions. Ce matériau est alors propulsé dans l’atmosphère, avant de retomber à la surface du sol. Voici le témoignage, après sa chute en disgrâce, de l’un d’eux. Il se nomme Théogène Rudasingwa. Sa formation : docteur en médecine. Ses anciennes fonctions officielles dans le volcan : secrétaire général du Front Patriotique Rwandais (FPR), major de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR), ambassadeur à Washington et directeur du cabinet du président Paul Kagame. Mais plus important est son ancienne fonction officieuse: mentir à la communauté internationale en se servant du génocide des Tutsi, prétexte pour réduire cette même communauté au silence à cause de sa passivité en 1994 – alors qu’elle avait été témoin des massacres. Sa mission a réussi, mais le maître à penser semble avoir des remords. C’est le récit d’une repentance.
C’était lors d’un symposium donné le 04 avril 2011 à l’Université de l’Idaho, Etats-Unis, que Rudasingwa vient témoignager. On s’attendait pourtant à trouver des interlocuteurs plus informés sur le sujet, mais c’est devant un public assez homogène, composé essentiellement d’étudiants qu’il s’adresse. Sur un ton un peu condescendant, le docteur en médecine ausculte d’abord l’auditoire, histoire de s’assurer qu’il est maître à bord en faisant preuve d’autant d’humour que de complaisance.
En effet c’est des novices qu’il va devoir convaincre de sa bonne foi. Pour faciliter l’assimilation de sa plaidoirie, il va mâcher ses mots. Ce n’est pas le discours d’un marxiste engagé, ni celui d’un anthropologue soucieux d’un langage relativiste. Il n’en est rien de tout cela. Il parle comme un médecin qui semble avoir trouvé la cause d’un symptôme nommé : l’insécurité de l’individu au Rwanda, dont lui-même est victime. Un discours à première vue libéral que les jeunes Américains vont tout de suite adopter. Positivement, quoi de plus excitant que de parler de la menace des libertés individuelles dans un petit pays coincé au cœur de l’Afrique, surnommé le Pays des Mille Collines. C’est un appel à la liberté que Rudasingwa va lancer. Mais avant, il va parler de sa propre histoire.
Il s’appelle Théogène : petit garçon Tutsi né d’une famille modeste, réfugié et orphelin de père. Ce sera sous la protection d’une mère illettrée devenue veuve trop tôt, qu’il va pourtant acquérir le goût du savoir et découvrir le monde – de ses petits yeux de réfugié. Théogène va apprendre très tôt sa condition d’enfant sans Etat (stateless). L’Etat, ce pouvoir magique, inspirant la crainte.  Celui qui le contrôle a décision de vie ou de mort sur tout sujet. Théogène, en disant cela, pense autant à son pays natal, le Rwanda, que le pays où il a été forcé de fuir, l’Ouganda, alors sous le règne d’Idi Amin Dada, qui refusait d’accorder le statut de réfugié aux exilés Tutsi.
C’est dans ce contexte que, très tôt, Théogène sera fasciné par l’Etat et son pouvoir de persuasion et de destruction. Le climat de peur que crée sans cesse cet Etat le pousse – à l’âge adulte – à vouloir briser ce cycle, en se rebellant. Une manière de s’affranchir et pourquoi pas, un jour, venir à dompter la bête tant crainte.
Cependant, il aspire à être médecin : toujours ce sentiment d’avoir le pouvoir de vie ou de mort sur ses sujets. Une façon pour lui de rationaliser ce qu’il considère comme étant une société malade (sick society). Sa curiosité insatiable le fait lire des grandes œuvres. Il trouvera, à travers Frantz Fanon et son livre « Les Damnés de la Terre », écho à sa souffrance, celle d’un être maudit, car rejeté par sa propre terre et forcé à trouver refuge derrière l’ombre de l’oppresseur. Théogène condamne la colonisation et les effets pervers qu’elle provoque dans le psyché du sujet. Il cherche sans cesse à donner un sens à sa vie. Mais c’est aussi la condition de subalterne dont est victime tout le continent africain qui le préoccupe. D’éducation catholique, Théogène va devoir abandonner sa foi pour le marxisme, dans la lignée de Ché Guevara : une révolution ne peut avoir lieu que par l’usage des armes.
Il raconte alors son enrôlement dans la guérilla Tutsi APR, à la fin des années 80, pour tenter la (re)prise de pouvoir au Rwanda, dirigé par un Hutu, le Général Habyarimana, qui leur refusait également la citoyenneté rwandaise. Le 01 octobre 1990, l’APR fait une incursion armée à partir de l’Ouganda vers la frontière nord du pays. Le voilà confronté à son propre peuple, qu’il est pourtant en train de combattre sous de fortes pluies, propres à la région de Byumba. Des civils d’ethnie Hutu sont massacrés, les rescapés fuient vers le sud du pays. C’est la première guerre civile du Rwanda que Théogène, témoin clé, est en train de raconter. Un silence de mort règne dans toute la salle.
Soudain, il fait une introspection, se questionnant à nouveau sur le pouvoir et les dangers que peut représenter l’appareil étatique, qu’il nomme animal coercitif. Il pense au roman « La Ferme des Animaux » (Animal Farm), de George Orwell : une satire de la révolution bolchévique qui pourtant, au départ, revendiquait vouloir accorder des droits égaux à tous, mais finit par se transformer en une dictature sanguinaire où l’objectif final était de rester le plus proche possible de la bête, en la brossant dans le sens du poil. Quiconque remet en question la légitimité de celle-ci, tombe très bas. C’est apparemment le cas de Théogène. Il accuse sa conscience, qui le tourmente, car il a le sentiment que le FPR dont il a participé à la création s’est détourné horriblement de ses promesses. Que du mouvement révolutionnaire aspirant à la liberté il était devenu lui aussi un régime dictatorial, à l’image des héros du roman d’Orwell.
Sa mission, qui était celle d’ambassadeur et secrétaire du FPR, était relativement simple : il fallait entretenir l’appétit de la bête, qui se nourrissait sans cesse des mêmes et vieux discours : le génocide des Tutsi. Un lobbying qui n’avait au fond qu’un seul objectif : libérer davantage de fonds de la part de la communauté internationale. Pour ça, il suffisait de regarder ses interlocuteurs droit dans les yeux avec un air grave afin de les faire culpabiliser de s’être rétractés alors qu’un génocide prenait place : « Où étiez-vous en 1994 ? », accusait-il alors. Ça marchait à tous les coups. Ces fonds étaient alors transformés en sacrifices pour calmer la bestiole insatiable. Tantôt animal féroce, tantôt volcan au bord de l’explosion, le FPR et sa branche armée, l’APR, étaient devenus incontrôlables, dans la mesure où la complaisance de l’Occident leur facilita l’invasion du siècle, pour accomplir une tâche encore plus sordide: la chasse à l’homme, dans les forêts sombres et humides de l’ex Zaïre.
En effet, c’est avec une férocité inimaginable que l’armée de Paul Kagame viole le territoire voisin, pour forcer les Hutu à rentrer au bercail. Mais la sombre réalité est qu’ils massacrent par centaines de milliers des enfants, des femmes et des vieillards, Hutu et Congolais confondus, avec les mêmes armes que leur a donné les Etat britanniques, belges et américains pour envahir le Rwanda, quelques années plus tôt. Des crimes de génocide restés dans l’ombre, entre autre du fait que la provenance des fonds occidentaux vient, en réalité, du pillage des ressources du Congo – rendus possibles par le renversement de Mobutu par l’APR.
Théogène se sentirait-il coupable d’avoir occulté le génocide des Hutu perpétré dans les forêts du Zaïre, pour ne garder que celui, tant médiatisé, des Tutsi, qui servait davantage leur cause ? Et conclure que l’histoire n’est au fond que le récit des vainqueurs, jamais des vaincus.
En disant cela, il discrédite également le régime actuel de Kigali. Les progrès économiques effectués par le Rwanda cette dernière décennie, dont Paul Kagame se targue, sont certes réels mais il ne faut pas en faire un mythe, dit Théogène. Parce que le développement socio-économique n’a jamais été le défaut de l’ancien régime, bien au contraire. Assurément, le Rwanda de Habyarimana figurait lui aussi parmi les pays d’Afrique les mieux côtés par les investisseurs étrangers. Donc le problème n’est pas au niveau économique, mais au niveau « ethnique » : à savoir le défaut d’une justice et politique équitable construite non sur l’appartenance ethnique ou régionale, mais sur les compétences propres des individus.
Théogène redevient Rudasingwa. Il développe plus théoriquement sa plaidoirie, notamment en remettant en cause le rôle de l’Etat. Ce dernier, dans le cas du Rwanda, est omniprésent. Il laisse peu d’espace aux libertés individuelles (la libre entreprise, la liberté d’expression, de propriété), de même qu’à l’épanouissement d’une société civile participative, qui sous-entend une liberté d’association et de presse. C’est un appel à une démocratie libérale que réclame Rudasingwa, après l’expérience passée au service du FPR.
Il appelle également à développer une culture du dialogue et de l’écoute, basée sur l’authenticité (truth telling). Le message d’un repenti qui parle à présent d’amour, de pardon et de réconciliation. En effet, selon lui, le processus de guérison ne pourra avoir lieu que s’il y a pardon entre Hutu et Tutsi. Une réciprocité qui aurait ses origines dans la langue bantou, l’Ubuntu : principe d’Humanité, qui d’après lui aurait été détruit après le contact avec l’occident. Rudasingwa se clamerait-il afrocentriste, un courant qui tend à essentialiser l’homme africain par la promotion d’une culture « originelle » et statique ?
En conclusion : que retenir de ce témoignage ? C’est qu’il a le mérite d’être sincère. Du moins, c’est l’impression qu’il donne. Et qu’il permet de faire un grand pas vers l’avant sur le chemin de la réconciliation inter-rwandais. Dans un accent pro-libéral, il appelle à la réforme de l’Etat-nation, ce Léviathan dont il a été victime depuis la petite enfance. Il est arrivé à la conclusion, peut-être de façon maladroite, que ce concept importé s’accorde peu avec les réalités et pratiques africaines. Il veut en finir avec le modèle de l’Etat centralisé où les hiérarchies établies sont la cause d’inégalités profondes.
De ce discours on peut dire qu’il change radicalement de celui de Gérald Gahima, son camarade du RNC (Rwanda National Congress) qui, lui, observe un langage neutre et fuyant. Il change aussi de celui d’un autre membre du RNC, plus connu : Patrick Karegeya : ce dernier appelait encore il y a peu au changement – possible uniquement par l’usage de la force. Rudasingwa et le RNC se seraient-ils assagis ? Après tout c’est normal, parce qu’ils étaient très pas mal placés pour faire le procès de Paul Kagame, qu’ils ont légitimé des années durant, profitant à l’occasion des avantages que donne le fait d’être membre du FPR, parti unique de l’Etat rwandais.
Rudasingwa a dit durant son témoignage, qu’il est hypocrite de remarquer la paille dans l’œil de son voisin, mais non la poutre dans le sien. Ainsi, si Rudasingwa parle vraiment au nom du RNC, ce dernier serait-il en train de parcourir son chemin de croix vers la repentance, avant la reprise des armes ? Quoique, Rudasingwa lui se dit de mouvance pacifiste…
Finalement, de la sincérité du discours, je reste incrédule, par expérience – vous l’aurez compris. Cependant, ce que je retiens de Théogène Rudasingwa c’est, qu’en laissant parler sa conscience, il laisse dévoiler l’image d’un homme aux mÅ“urs simples. Par conséquent, il sait mieux que moi, qu’« imbuto y’umugisha isoromwa ku giti cy’umuruho ». En effet, le chemin à parcourir est encore long, dans la mesure où il doit d’abord récolter ce qu’il a semé. Mais, n’en va-t-il pas de même pour tout rwandais? Alors, parmi nous tous, qui se dit prêt à lui jeter la première pierre ?
Le voyage le plus long commence par un simple pas. Jean Bigambo Jambonews.net