Les discours de l’occident et ses valeurs dites démocratiques ne sont-ils pas devenus le nouvel outil, par défaut, de domination du continent africain ? Ne sont-ils pas des moyens de chantage pour déloger un dirigeant trop encombrant en s’omettant de respecter les droits de l’Homme et les lois garantissant la souveraineté d’un Etat ? L’Organisation des Nations Unies, quand on lit qu’elle : « a été fondée en 1945, après la Seconde Guerre mondiale, par 51 pays déterminés à maintenir la paix et la sécurité internationales, à développer des relations amicales entre les nations, à promouvoir le progrès social, à instaurer de meilleures conditions de vie et à accroître le respect des droits de l’homme »[1], ces déclarations à valeur humanistes enfants des siècles des Lumières, ont leurs racines dans la lente évolution de l’histoire de l’Europe judéo-chrétienne. Elles s’inspirent aussi bien du Bill of Rights de 1689 en Angleterre à la suite de la Glorieuse Révolution entamée deux ans plus tôt, qu’à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, en France : véritable héritage de la Révolution Française et Première République et enfin de la United States Bill of Rights de 1789, garantissant la liberté d’expression, de presse, de croyances et du port d’armes aux Etats-Unis. Bien sûr, le contenu de ces déclarations comportait des inégalités flagrantes, comme le non-droit de votes aux femmes, aux esclaves, aux prisonniers et autres défavorisés de l’époque : une attitude paternaliste et raciste. Mais ces déclarations ont fait leur bout de chemin en trois siècles. En effet, elles ont été constamment remises en question par ceux-là même qui s’estimaient lésés, œuvrant ainsi, par le génie (ou agency) de ces « opprimés », au droit à plus de libertés. Je parle ici de la souvent oblitérée Révolution haïtienne des esclaves noirs sur la plus prospère colonie française, l’île de Saint Domingue. Cette révolte était sous direction du général et stratège, Toussaint l’Ouverture et son remplaçant Jacques Dessalines en 1804. La révolution noire se voulait autant anticolonialiste qu’anti esclavagiste. Et Haïti, pour s’être affranchie, devra payer une dette de l’indépendance à la France pendant plus d’un siècle. C’est sous cette dette colossale (évaluée à plus de 150 millions de franc-or) que la première république noire au monde verra le jour…
Cette petite histoire de la révolution haïtienne entre rarement dans les annales de l’Histoire du monde, malgré que ces noirs clamaient eux aussi leurs droits sur base dûment de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, le modèle français par excellence de la liberté, égalité et fraternité ! Il apparait donc que dans ces déclarations à valeur universelles, pas tout le monde y était considéré comme « Homme » ou « citoyen », et la lutte à l’émancipation (comme les Civil Rights Mouvement dirigés par Martin Luther King aux Etats-Unis, fin des années cinquante et début soixante) pris des décennies avant son application effective.
Après la Deuxième Guerre Mondiale et l’horreur de la Shoah par l’Allemagne Nazie, les grandes puissances mondiales se réunirent pour veiller à ce que ce genre de catastrophes humanitaire ne puisse à nouveau se reproduire sous aucun prétexte. Cet élan, d’influence occidental, d’ériger un organisme international de maintien de la paix et de l’autodétermination des peuples ainsi que la mise en avant d’Etats démocratiques, fit naître les Nations Unies en 1945. Mais à ses débuts, les Etats présents n’étaient point représentatifs et l’Afrique était toujours sous contrôle colonial. Du coup on se retrouva avec un organisme fort homogène et moniste.
« Ainsi la norme des valeurs universelles à adopter serait en fait le pur produit d’une seule voix : celle de l’occident capitaliste et individualiste »
Bien que l’idée assembla beaucoup d’adeptes – les assoiffés de libertés et d’autodétermination – la Déclaration des Droits des l’Homme n’échappa pas pour autant aux critiques notamment de l’Association Américaine d’Anthropologie (AAA) en 1947, comme le souligne la juriste belge Eva Brems. C’est-à-dire qua la AAA remit en question ce que cette Déclaration voulait dire quand cette dernière parlait de l’« Homme ». Au sens pratique, qui était cet « Homme » ? Il devint vite évident que la déclaration, bien que de bonne foi, souffrait paradoxalement d’être trop neutre d’une part par ses valeurs « universelles » mais non-définies qui supposent un monopole de facto hégémonique suggérant une politique assimilationniste et, d’autre part « exclusives » et discriminatoires car les points de vue et valeurs des minorités ethniques, culturelles et autres peuples non-occidentaux n’étant point représentés. L’Orient, l’Amérique latine et l’Afrique prenaient tous des positions différentes face à ce dilemme. Notamment en affirmant leurs différences culturelles, économiques et politiques respectives, qui étaient parfois en fort contraste avec le modèle dominant occidental. Le premier constat fut celui d’émettre la remarque que les Droits de l’Homme avaient une forte composante individualiste (capitalisme) et eurocentrique (judéo-chrétienne). En effet, dans beaucoup de sociétés non-occidentales, l’individu n’est pas placé au centre des revendications, mais plutôt est vu comme un membre prenant tout son sens dans un groupe (famille, ethnie, clan). Par conséquent, qu’en est-il des « délits » revendiqués comme culturellement et/ou religieusement faisant partie intégrante des mœurs d’une culture donnée et qui, dans le monde occidental, peuvent être considérés comme illégaux et faisant atteinte aux libertés individuelles, chères aux valeurs occidentales. L’exemple le plus fréquent étant celui de la loi islamique Sharia. Ainsi la norme des valeurs universelles à adopter serait en fait le pur produit d’une seule voix : celle de l’occident capitaliste et individualiste ? Sans compter également que ces lois à caractère universelles peuvent entrer en conflits directs avec les lois d’un pays souverain non-occidental. La critique est sérieuse.
Justement, penchons-nous sur l’exemple qu’est celui de l’intervention de l’ONU en Côte d’Ivoire et le discours médiatiquement homogène sur le fait que Gbagbo est le président sortant et qu’il doit quitter le pouvoir parce que la communauté internationale l’a décidé comme tel. Et là je reviens sur le conflit opposant la charte des Nations Unies et l’Etat-nation sur les affaires internes d’un pays. C’est-à-dire quand l’universel entre en conflit avec le national : qui a plus de légitimé sur l’autre ? Que fait-on du principe-loi sur l’autodétermination d’un Etat souverain, de la non-ingérence aux affaires « relevant essentiellement de la compétence nationale d’un Etat » comme le souligne la charte des Nations Unies ?
« Mais il est surtout étonnant de constater que les donneurs de ces leçons sont ceux-là mêmes qui soutiennent les dictatures les plus scabreuses ! »
Le comportement de la communauté internationale qui se borne à museler le camp Gbagbo est, à mes yeux, une attitude néocolonialiste subtilement déguisée. D’autant que ce problème avait déjà été évoqué dans le passé quand l’Assemblée Générael des Nations Unies, lors de Quinzième session de 1960, stipula clairement dans l’Art.1514 (XV), § 6 -7[2] que :
« (6) Toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies. (7) Tous les Etats doivent observer fidèlement et strictement les dispositions de la Charte (…) sur la base de l’égalité, de la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats et du respect des droits souverains et de l’intégrité territoriale de tous les peuples »
A ce dilemme, j’ignore si le droit international peut trancher sur cette décision qui est de la reconnaissance de la souveraineté nationale en conflit avec les fondements et principes universels des Nations Unies. Et permettez d’ajouter que les motivations de ces dernières dans la crise ivoirienne sont plus que douteuses, après l’échec, on la vu, de la politique occidentale au Maghreb. Un autre problème est qu’un grand nombre des Etats du sud sont toujours sous-représentés et refusés de sièges permanents au sein de l’ONU, ainsi que dans d’autres organismes supranationaux car l’occident estime que les premiers doivent d’abord adopter des régimes démocratiques. Mais il est surtout étonnant de constater que les donneurs de ces leçons sont ceux-là mêmes qui soutiennent les dictatures les plus scabreuses ! Un petit jeu où c’est le nord qui définit les règles[3], et n’hésite pas à les transgresser, dans l’impunité. Et l’exemple de la « diabolisation » médiatique de Gbagbo par les médias occidentaux (en omettant de critiquer, au préalable, Mouammar Kadhafi, Blaise Compaoré ou encore Paul Kagame) et sans prendre la moindre considération des lois institutionnelles nationales et souveraines (Conseil Constitutionnel) régissant le pays concerné : c’est faire preuve d’une partialité impériale et cécité qui sont loin d’être dus au simple hasard. Et le problème posé ici est grave dans le sens où c’est la cause première même du libéralisme qui s’en trouve atteinte. En effet, après le dogmatisme des guerres de Religion, marquée par l’inquisition de l’Eglise Catholique Romaine, la tyrannie de l’Etat-nation de l’époque industrielle, ou encore la tyrannie de la majorité ethnique de l’Afrique post-indépendante, le libéralisme contemporain doit faire face à un nouveau danger, et pas des moindres : celui de la domination des élites capitalistes et propriétaires de multinationales. Ces derniers sont incommensurables car volatiles et le droit international peine à légiférer contre les effets néfastes de ces nouveaux Léviathan du 21ème siècle. Les peuples du sud, plus fragiles, ne savent pas y faire face et ils sont pris au piège entre des spéculations foncières (terres arables), minières et monétaires – négociées dans les pays du nord, avec complicité des élites africaines.
« Nul besoin de guerres meurtrières et barbares pour arriver à ses fins »
Un autre fait est celui du débat sur le multiculturalisme : qui tend plus à cristalliser, voire à victimiser la question des minorités communautaristes qu’à le résoudre, car il entre en conflit direct d’une part avec les droits individuels, chers au libéralisme occidental et d’autre part avec le concept du traitement égal – toutes ethnies et religions confondues, leitmotiv du socialisme laïc. Je pense ici à la discrimination positive et du dit droit à la Réparation des communautés humiliées par l’histoire. Ces droits au « traitement spécial » – donc partiales – accordés à des minorités nationales ou ethniques dans les pays occidentaux et autres régions sont à prendre au sérieux quand à leurs impacts car ils détruisent plus qu’ils ne reconstruisent la cohésion sociale, pilier de toute société démocratique. De plus on sait que les valeurs chrétiennes sont synonymes de traitements et justice équitables. Du coup il y a risque que cet héritage, qui forgea l’identité et la mémoire communes d’un peuple, perde toute légitimité car atomisé, au nom du multiculturalisme, de la neutralité et de la Réparation. Ces piliers, certes, peuvent – je dirai même – doivent être remis en question (comme la séparation de l’Etat et l’Église), pour embrasser un pluralisme religieux, quand on sait l’importance des confessions et ses pratiques au Rwanda. Ces dernières doivent s’exprimer librement et publiquement sans nuire à autrui, transcendant ainsi les appartenances ethniques. C’est là qu’entre le rôle de l’Etat et ses institutions consenties et légiférées par les différentes communautés constituantes de la nation.
La religion catholique, de même que le libéralisme (deux doctrines historiquement ennemies) doivent pourtant se réinventer pour trouver un nouveau consensus qui tienne compte de ces clivages et proposer des chemins qui veillent au respect mutuel tout en transcendant les frontières rigides et normatifs que sont l’appartenance à une ethnie, le partage d’une langue ou religion communes. Des alternatives pouvant mener à un consensus commun et durable seraient ainsi à chercher ailleurs, par exemple dans la solidarité, comme le souligne la philosophe Catherine Audard. Parce qu’un héritage religieux à lui seul ne peut servir de légitimité, de même que l’ethnie ou une langue commune. En effet, il faut « oser » aller au-delà et prendre le risque de traverser des espaces jusque là inconnus en ayant à l’esprit l’idée de base qui est du : « comment vivre ensemble » dans la paix et la coopération avec autrui. Etablir des institutions et systèmes juridiques – plutôt que des hommes – forts afin d’éviter comme le dit Audard « la violence et la capacité destructrice des passions humaines »: l’anarchie ou encore des systèmes institutionnels fort hiérarchisés à pouvoirs homogènes et coercitifs. Voilà le grand challenge des hommes des Grands Lacs, et il est grand temps qu’on y réfléchisse maintenant, parce qu’après ce sera malheureusement trop tard. Et n’attendons pas que Paul Kagame soit illuminé ou destitué pour appliquer cette vision. De plus, nul besoin de guerres meurtrières et barbares pour arriver à ses fins. Des valeurs comme la solidarité entre tous les acteurs rwandais (dits Twa/Tutsi/Hutu ou catholiques/protestants/musulmans), s’ajoutent à ça un amour inconditionnel de la justice et du respect de son prochain : suffiront grandement à créer des changements notoires et durables. Sur ce, je conclurai qu’il faut en finir avec les questions du quand et avec qui vivre au Rwanda. Mais plutôt, comme l’aurait souhaité le philosophe français Michel Foucault, du comment vivre, en se concentrant sur les pratiques effectives. Ce pragmatisme se fera par le biais d’un rétablissement d’une société civile démocratique et entreprenante: libre de toutes formes oppressives, coercitives étatiques et/ou doctrinaires…et Obama sait déjà une chose à ce sujet : Yes we can.
Par Jean Bigambo
JamboNews.net
[1] http://www.un.org/fr/aboutun/index.shtml
[2] http://www.un.org/french/documents
[3] Zeleza, Paul Tiyambe Banishing The Silences : Towards the globalization of African History