Chaque année, au mois d’avril, les tensions entre les deux grandes communautés rwandaises, Hutu et Tutsi se ravivent autour de questions relatives à la mémoire.
La Belgique et plus spécialement sa capitale Bruxelles est le théâtre de vives tensions à ce sujet au point que dans la communauté rwandaise, d’aucuns parlent d’une véritable « guerre de la mémoire ».
C’est avec une volonté de désamorcer certaines de ces tensions et de lever certaines incompréhensions que Jambonews a interviewé deux des principaux acteurs historiques des commémorations des deux communautés: Joseph Matata, coordinateur du Centre de Lutte contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda et Placide Kalisa, ex président d’Ibuka et président actuel du MRAX qui ont chacun tour à tour livré leurs points de vue sur cette question.
Placide Kalisa, s’exprimant à titre personnel en tant qu’ancien président, a accepté l’interview car pour lui « la mémoire devrait être une chose qui nous unit plutôt qu’une chose qui nous sépare et en parler est un devoir citoyen » estime t-il.
Matata pour sa part a accepté une telle interview car il estime qu’il est du devoir des responsables d’associations d’éclairer les jeunes qui ne s’y retrouvent pas et de leur faire comprendre « qu’on ne va pas faire éternellement une guerre des mémoires ».
Après que les deux intervenants aient tour à tour présenté leurs associations, Placide Kalisa a répondu à des questions concernant la place des victimes Hutu dans les commémorations d’Ibuka, que ce soit les Hutu victimes des miliciens Interahamwe, ou les Hutu victimes du FPR.
Joseph Matata a dit comprendre qu’initialement on puisse ne pas avoir songé à inclure les victimes du FPR disant que lui-même en 1995, il n’avait pas d’éléments pour déclarer officiellement comme il le fait aujourd’hui que les Hutu ont été victimes de crimes de génocide sur tout le territoire rwandais parallèlement aux massacres systématiques qui se commettaient à l’encontre des Tutsi dans les zones contrôlées par les forces gouvernementales.
Placide Kalisa, tient pour sa part à clarifier les concepts et précise que pour lui, « Lorsqu’on parle de génocide des Tutsi, en aucun cas on ne dit pas, ou on ne sous entend pas, que les Hutu n’ont pas été victimes de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre. »
En ce qui concerne le terme de génocide contre les Hutu il estime qu’« il faudra attendre qu’un tribunal international ou une juridiction belge se prononce sur ces faits, et si ils sont qualifiés de génocide, il n’y’aura pas de débat. »
Les deux intervenants expliquent ensuite longuement les raisons qui ont poussé d’une part Ibuka à organiser des commémorations le 7 avril et qui ont poussé le CLIIR à appeler à commémorer le 6 avril.
L’interview a ensuite porté sur une question qui a mis de l’huile sur le feu dans les divisions de la communauté rwandaise à savoir les lettres d’Ibuka adressées aux autorités belges et visant à faire interdire les manifestations du 6 avril.
Placide Kalisa qui fut le signataire de certaines d’entre elles, explique longuement les raisons qui ont motivées l’envoi des lettres et précise toutefois qu’à sa connaissance ni lui, ni Ibuka n’ont envoyé de lettres visant à faire interdire des commémorations autres que celles du 6 avril.
Matata dit comprendre la plupart des raisons invoquées par Kalisa et explique avoir été motivé à prendre le flambeau de ces commémorations car il estime qu’ « Ibuka, ne peut pas monopoliser la mémoire et dire que ce sont les seuls Tutsi qui ont été victimes de génocide. »
Matata nous informe également avoir écrit une lettre à Ibuka « pour qu’on puisse convenir d’une autre date qui puisse nous permettre de trouver une date de commémoration commune qui nous permettrait de nous rappeler de tous nos morts. »
Au sujet des lettres envoyées en dehors du 6 avril, Matata confirme qu’effectivement Ibuka n’a pas envoyé de telles lettres mais que c’est plutôt la Communauté rwandaise de Belgique avec Chantal Karara qui l’a fait.
Et Placide Kalisa nous invite à bien différencier la CRB avec Ibuka car ce sont deux associations bien distinctes.
Cette série de questions se termine sur des questions relatives à la réaction d’Ibuka au sujet du Mapping report qui s’est dite « offensée et choquée » par rapport aux conclusions de ce rapport ; réaction qui a offensée plusieurs personnes au sein de la communauté rwandaise.
Placide Kalisa dit ne pas partager cet angle d’approche car pour lui, il n y’a pas « de violences qui seraient justes pour les uns, et qui seraient condamnables pour les autres, toute violence est condamnable. Il dit ensuite se sentir « mal à l’aise de voir qu’on mélange les registres et que ça peut en terme de crédibilité déforcer la cause de la mémoire » et il se demande « en quoi les conclusions du Mapping report gênent l’intérêt des rescapés en terme de mémoire et en terme de justice. »
Réagissant à ce dernier élément, Matata explique cette attitude d’Ibuka par la tentative permanente du pouvoir en place au Rwanda d’instrumentaliser Ibuka.
Réagissant à la lettre contre le rapport Mapping, il la trouve vraiment déplacée pour une association qui justement est chargée de la mémoire et pour lui ce qu’a fait Ibuka, n’est pas pas correct et décrédibilise l’action même d’Ibuka.
Les deux intervenants s’expriment ensuite tour à tour sur les sujets de la réconciliation et du projet sur la table de Dialogue Inter Rwandais Hautement Inclusif.
Pour Placide Kalisa, aussi bien la réconciliation que le dialogue sont possibles à condition que certaines conditions qu’il énumère soient remplies.
Pour Matata par contre, la réconciliation ainsi que le dialogue sont impossibles, tant que le régime du FPR reste en place, mais il se veut toutefois rassurant en disant que tôt ou tard, le dialogue aura lieu.
Après une présentation du MRAX, Placide Kalisa, répond ensuite à quelques questions concernant cette association au regard de la problématique de la mémoire rwandaise.
Matata estime que c’est peut être une chance pour la communauté rwandaise d’avoir un de ses ressortissants à la tête du MRAX et suggère de rassembler au sein du MRAX des jeunes Hutu et des jeunes Tutsi dans le cadre d’un séminaire visant à casser des préjugés et combattre les ségrégations raciales entre les victimes et combattre cette mémoire qui discrimine ; proposition qui reçoit les faveurs de Placide Kalisa, qui y avait d’ailleurs déjà longuement songé.
Pour Placide Kalisa, le MRAX peut être l’occasion pour des jeunes rwandais indépendamment de leur appartenance ethnique, de faire des séminaires sur cette déconstruction des préjugés.
Placide Kalisa s’exprime ensuite la question de l’opportunité de revoir ou non la loi contre le négationnisme suite au Mapping report.
Pour lui, ce qui est dit dans le Mapping est « qu’il ‘ya eu des crimes systématiques à l’encontre de la population Hutu, lesquels, dans le cadre d’un tribunal pourraient être qualifiés d’actes de génocide » mais pour lui, ce n’est qu’au moment ou ce sera reconnu par une juridiction internationale ou une juridiction reconnue par la Belgique, qu’il n’y aura aucun problème au MRAX d’étendre cette loi au génocide commis contre les Hutu . Mais insiste-t-il, cela demande d’abord la validation d’une instance internationale.
Après des discussions autour de la loi sur le négationnisme, nous demandons aux intervenants si il est possible dans le cadre du Rwanda de dénoncer les crimes du FPR sans être traités de négationniste.
Pour Matata, c’est une accusation pour diaboliser toute personne qui ose montrer que le régime du FPR a commis des crimes contre l’humanité ou des crimes de génocide contre les Hutu.
Il donne plusieurs exemples, notamment un prêtre, Aloise Murwanashayaka, emprisonné en avril 2008 parce qu’il a fait une messe à la mémoire des siens tués par le FPR.
Plutôt que de mettre ceux qui viennent commémorer le 6 avril en prison; il considère qu’il faudrait mettre les jeunes Tutsi et les jeunes Hutu ensemble pour qu’ils débattent de ces questions.
Placide Kalisa dit ne pas partager totalement cette analyse car, selon lui, Matata ne voit le négationnisme que sous son aspect d’instrumentalisation par un acteur politique, alors qu’ à côté de cet acteur, il y a des personnes qui nient l’existence de faits historiques ou qui réhabilitent des politiques racistes et la loi doit protéger contre ces discours.
Comme message de fin qu’il souhaite adresser à la communauté rwandaise, Joseph Matata fait référence à une lettre adressée aux grandes sections d’IBuka et qui dit « est ce avec tous les éléments dont on a désormais, ne pouvons nous pas convenir d’une date pour commémorer ensemble tous nos morts ?»
Placide Kalisa pour sa part adresse à la communauté rwandaise le message selon lequel, : « La mémoire peut être un lien entre les personnes de notre communauté, toutes les victimes ont légitimement le droit de se souvenir et pour que ça puisse se faire dans un cadre serein et dépassionné, il faut séparer la politique de la mémoire ».
Il se dit optimiste et espère qu’une nouvelle dynamique va naitre des rencontres qui vont se faire mais considère qu’il appartient aussi aux jeunes de notre diaspora de s’impliquer.
Par Ruhumuza Mbonyumutwa
JamboNews.net