Comme beaucoup de sociétés africaines, la société rwandaise accorde une grande importance à la communauté. A savoir que l’individu n’est qu’un maillon d’une chaîne familiale ou clanique, si on considère les anciennes structures précoloniales. Il n’est donc pas une fin en soi, comme on le conçoit en Occident. Et qu’avec le contact avec les puissances coloniales allemandes d’une part et belges d’autre part fin XIXème et début XXème siècles respectivement, sont introduits le christianisme et le rationalisme pensant – qui ont mis fin autant à la polygamie qu’a l’animisme, du moins à titre officiel – sur le territoire. Toutes des pratiques perçues comme anti-chrétiennes : la non-fidélité à un seul partenaire pour la première, et « idolâtrie » pour le second. La famille modèle se doit d’être nucléaire (les parents et les enfants issus de l’union de ces derniers exclusivement). Aussi, faut-il qu’elle prie un seul Dieu.
En dépit de ces différences notoires, le christianisme fut une réussite totale au Rwanda, car aujourd’hui encore prier un autre dieu que le Dieu unique, c’est-à-dire chrétien (ou musulman) et importé, est perçu comme antimoderne et suscite la crainte de l’entourage, comme d’être soupçonné de sorcellerie, qui est, en Occident, un crime contre la raison. Le Rwanda a ainsi pris de l’Occident une partie de ses structures familiales de même que sa religion. S’ajoute à ça que le christianisme – surtout le catholicisme – avec son idéologie patriarcale, au pouvoir fort centralisé et hiérarchisé, a trouvé son de cloche au petit pays des Mille Collines. En effet, la société rwandaise est patriarcale et autoritaire. Malgré les influences coloniales, le sentiment communautaire (familial) lui par contre y est resté fort ancré. Les clans eux ont pratiquement disparu avec l’arrivé des colons. Mais de l’ethnie, la distinction s’est arbitrairement exacerbée, voire cristallisée en des structures moins dynamiques par les puissances civilisatrices et souverainetés locales, ces derniers profitant de l’occasion pour centraliser leur pouvoir. A l’indépendance du pays, en 1963, c’est l’ethno-régionalisme (nordistes versus sudistes) qui fait fureur, autant dans la première que la deuxième République. Les privilèges liés au pouvoir sont en effet concentrés là où est géographiquement originaire le président, d’ethnie Hutu. Une distinction qui perdurera jusqu’au génocide de 1994. Depuis cette période, la différenciation a un caractère international. Aujourd’hui, c’est le rwandais Tutsi autrefois exilé en Ouganda, comme le président Paul Kagame et son entourage, qui jouissent des avantages politiques et économiques qu’offrent l’Etat-nation.
Donc on vient de le voir, la société rwandaise est une société hybride. On ne peut l’essentialiser. Les appels identitaires ne sont jamais fixes ni dans le temps, ni dans l’espace. Ils fluctuent en fonction du pouvoir en place et influences extérieures. Autre fait : depuis la chute du communisme, en 1989, le Rwanda est soumis aux lois du marché qu’a crée l’ultralibéralisme anglo-saxon. Ce dernier a concomitamment introduit une notion nouvelle dans la structure rwandaise : le capitalisme. Il est le superlatif de l’individualisme. Or comment celui-ci peut-il s’accorder aux valeurs communautaristes africaines ?
Comme dit, l’individu en soi n’est rien s’il n’appartient pas à une communauté reconnue. Il est toujours raccordé à des rapports sociaux institués. On pourrait dès lors penser que les revendications individualistes ont peu d’écho ? Oui et non. C’est-à-dire qu’elles sont légitimées aussi longtemps qu’elles défendent, au final, les intérêts d’un groupe particulier. Et celui-ci peut transcender la famille et l’ethnie. Les tribunaux communautaristes gacaca ont fait place aux tribunaux d’essences occidentales, donc individualistes. Il n’est donc pas rare aujourd’hui de voir au Rwanda un enfant intenter un procès à ses parents pour des réclamations purement personnelles. Donc oui, la société rwandaise s’individualise. Par conséquent, il devient de plus en plus difficile de défendre une cause commune sur une simple base ethnique.
Autrefois au Rwanda, on disait « fils d’un tel ». Et il en va de l’honneur de la famille. De même qu’on était du « clan un tel ». Et par principe d’exogamie, il était généralement interdit de marier un membre de son clan (limitant par la même occasion les cas d’inceste). Ainsi les liens entre familles et/ou clans étaient crées par des mariages interposés savamment arrangés. Là aussi il en va de la survie de la famille et/ou clan. Ce principe s’est depuis fortement dilué. Actuellement, on marie qui l’ont veut. Mais un seul tabou reste : l’ethnie. Malgré la fréquence des mariages interethniques, la méfiance envers l’autre subsiste. Une appartenance communautariste cristallisée notamment par le pouvoir en place, le FPR (Front Patriotique Rwandais) – essentiellement Tutsi.
Le Rwanda contemporain plus individualiste et moins patriarcal ? Là aussi il faut nuancer. L’exogamie reste la règle. Et dans un système patrilinéaire, ce sont les femmes qui « migrent ». Les fils (encore plus les aînés) restent auprès de leurs pères, pour gérer les biens et hériter. Néanmoins, les filles aînées aujourd’hui héritent également. Mais il est important de rappeler l’importance, illustrée notamment par les chansons traditionnelles rwandaises, lors des mariages, qui témoignent d’un symbole toujours fort présent : la dote. Celle-ci représente la valeur et « prix d’achat » de la fille-future épouse qui s’apprête à quitter sa famille d’enfance – non sans chagrin – pour intégrer celle de son futur époux. Un soin important est alors accordé à l’éducation de la fille afin qu’elle devienne une épouse « modèle » pour ne point ruiner cette transaction socio-économique très lucrative. D’autant que la femme est la gestionnaire du foyer, l’intérieur (« urugo »). Et tout l’art de l’ubupfura sert à illustrer cette manière d’être. Des qualités hautement recherchées qui font le bonheur du mari et l’honneur des deux familles à présent unies.
Assurément que le type d’éducation varie d’un groupe social à un autre. Car tous les principes ne se valent pas, selon qu’on soit agriculteur ou éleveur de bovins. Chaque ethnie a sa cosmogonie propre. Son rapport à la terre (le moyen primaire de subsistance) est relatif, si l’on est Tutsi, Twa ou Hutu. De plus, la densité de population, très élevée au Rwanda, fait que ces derniers doivent cohabiter dans un espace écologique fort restreint. La terre est rare. Et les mariages interethniques sont aussi une manière parmi d’autres pour rééquilibrer la société afin d’éviter les tensions qui peuvent naître d’un rapport inégal des répartitions de richesses, fort susceptibles à l’appartenance socio-ethnique. C’est ainsi que s’est crée la société rwandaise : une langue et religion communes. Bref, on revient à cet aspect collectif, spécifique au Rwanda et Burundi. Néanmoins je le rappelle, le sentiment d’appartenance à une communauté (familiale ou ethnique) subsiste fortement. On naît Hutu, Twa ou Tutsi. Et celui qui viendrait à remettre en question ces catégories historiques serait taxé de « déserteur » par sa communauté souche.
Donc on vient de le voir, il est difficile de surpasser ces barrières, d’autant plus qu’elles sont successivement instrumentalisées par les pouvoirs en place. S’ajoute à ça, dans le contexte actuel de mondialisation : la diaspora rwandaise. Tantôt individualiste et assimilée, si l’on prend une partie exilée en Occident, ces jeunes qui, dit-on, ont « refait leur vie » ; tantôt communautariste, chauviniste, voire pire : nostalgique. De plus, il serait intéressant d’interroger jusqu’à quel degré la diaspora est (dé)connectée des réalités du pays natal. Au fond, sur quelle base/quel groupe sera construit le Rwanda futur ? La démocratie et l’Etat de Droit à eux seuls ne donnent pas des clés de réponse. Pourquoi ? Parce qu’ils restent d’essence occidentale et donc non « rwandais ». Un simple copier-coller serait une utopie.
Et présentement, le Rwanda et sa diaspora se trouvent à ce carrefour délicat. Après les drames successifs qui ont frappé le pays, il est temps de repenser le Rwanda sans l’enfermer dans des termes normatifs. Vouloir réduire le rwandais à une ethnie, c’est tout sauf moderne. Par conséquent, le Rwanda actuel, malgré ses efforts économiques, reste profondément archaïque. Je précise cependant que communautarisme n’est pas synonyme d’arriéré. Les sociétés africaines sont avant-gardistes. Elles grouillent de vitalité, et il n’y a qu’à voir la vitesse à laquelle elles ont rattrapé leur retard après des siècles de traite négrière et de colonialisme. Reste qu’elles doivent sortir de l’interprétation ethnique et nationaliste issues des indépendances, qui avaient pour modèle l’Etat-nation, dans ses rapports socio-politiques.
Il faut aspirer à un autre type de communautarisme : inter-culturaliste et holiste (qui tient compte de l’aspect global). Cela peut sonner paradoxal, dans la mesure où le mot « communauté » à une connotation exclusive. Pourtant, dans ce cas ci, on ne défend pas une ethnie, une origine en particulier. Plutôt des droits communs, où le contexte de minorité et majorité seraient pris en compte afin de rééquilibrer les pouvoirs. Il faut enterrer définitivement les républiques dites ethnico-majoritaires. Le peuple rwandais ne sera jamais un peuple homogène. Et dans un petit pays comme le Rwanda, la solution inéluctable c’est le métissage d’une part et la fin de l’Etat-nation d’autre part, parce que c’est dans celui-ci que sont concentrés tous les symboles du pouvoir. Dans une métaphore freudienne cela signifierait la « mort du père ». Le sacrifice.
Tout commence par un dialogue, d’interactions privées comme publiques. Et la culture orale, propre aux traditions africaines, accouplée au medium technologique « importé » comme la radio par exemple, ne sont pas à négliger dans la construction d’une communauté transcendantale et résolument moderne (c’est-à-dire post-ethnique). La radio c’est l’écho du peuple. Elle sait jouer avec les idiomes (le parlé spécifique à une communauté), avec humour et créativité.
Finalement, il faudra s’efforcer de comprendre que Kagame n’est pas l’unique responsable du drame rwandais. Plutôt, n’en est-il pas la résultante ? Certes, il a retardé le processus de modernisation en enfermant le pays dans une dictature tribale et sanguinaire. Qu’une masse trop importante au Rwanda reste illettrée tout en étant soumise à la terreur de l’Etat FPR. Apporter la lumière au Rwanda c’est briser les dogmes en faisant circuler le savoir. Et les technologies que sont la radio et les réseaux sociaux sont des outils puissants pour rompre avec l’obscurantisme. Tout l’espoir repose sur la jeune génération. Pour terminer, il ne nous reste plus qu’une chose, décisive : faire un choix.
Jean Bigambo