Ce jeudi 05 avril 2012, à la veille de la commémoration du 18 ème anniversaire du génocide, le procès des deux journalistes du bimensuel Umurabyo reprend devant la cour suprême de Kigali après le report du 13 mars dernier. Agnès Uwimana Nkusi et Saïdath Mukakibibi qui étaient encore inconnues du grand public jusqu’alors sont devenues des symboles de cette répression qui touche de plein fouet les journalistes indépendants rwandais. Mais quel crime de lèse majesté ont-elles commis et qui leur a valu respectivement 17 ans et 7 ans d’emprisonnement devant la haute cour?
L’affaire a d’abord commencé par la publication d’un article intitulé « Celui qui tue un tutsi a des problèmes et celui qui tue un hutu est libre » dans le numéro 10 d’Umurabyo. Par la suite, elles ont publié une lettre ouverte aux journalistes indépendants dans le numéro 11. Ce texte dénonçait les atteintes à la liberté de la presse au Rwanda. C’est alors que le représentant du procureur Augustin Nkusi est monté au créneau pour jouer le même refrain qui comprend toujours les mêmes notes hélas: révisionnisme, idéologie génocidaire, incitation à la désobéissance civile, diffamation des hauts dignitaires du régime et par-dessus tout divisionnisme. Tiens, il y’a un air de déjà vu. En attendant le verdict final qui sera prononcé pendant la journée, force est de constater que ce procès a le mérite d’ouvrir le débat sur la législation concernant le divisionnisme et l’idéologie du génocide qui cadenassent l’ensemble de la société rwandaise et qui freine l’ouverture politique du régime.
1. De l’arrestation au verdict de la cour suprême
Après l’arrestation des deux journalistes, c’est une véritable saga judiciaire qui s’en est suivie. En janvier 2011, la justice rwandaise réclamait 33 ans d’emprisonnement pour la rédactrice en chef et 12 ans pour la journaliste. Finalement le 04 février 2011, la haute cour de Kigali juge les deux femmes coupables d’incitation à la désobéissance civile, d’idéologie génocidaire, de négation du génocide, de divisionnisme et de diffamation des hauts dignitaires du régime. La rédactrice en chef écope de 17 ans de réclusion et la journaliste de 7 ans d’emprisonnement. L’accusation la négation du génocide découle d’un passage où le journaliste a mentionné que les Rwandais … s’entretuaient », a expliqué Nani Jansen, responsable juridique de l’organisation basée à Londres, l’Initiative Médias de défense juridique. « Cela contredit la version officielle des évènements, qui est qu’il ya eu un génocide unilatéral. Encore plus absurde, le tribunal n’a pas tenu compte du fait que dans le même article, la journaliste accusait Kagamé de ne pas faire assez pour punir les génocidaires en indiquant clairement qu’elle niait le génocide »[i].
Le 31 janvier 2012, elles comparaissaient devant la cour suprême de Kigali pour faire appel. Nani Jansen, déclarait sur les ondes de RFI : « la Haute Cour avait choisi les peines les plus lourdes, pour chacune des infractions, et vus les articles incriminés, ça ne paraît pas justifié ». Elle ajoute que : « en réalité, ce qu’elle a fait, c’est qu’elle a critiqué dans ses articles certaines politiques du président Kagamé, en matière d’agriculture. Elle a évoqué la question de l’impunité de membres du gouvernement, la corruption, etc. Bref, elle a fait son travail de journaliste : critiquer le pouvoir. Le Rwanda dit qu’il veut promouvoir la liberté de la presse, et c’est très bien. Mais, de l’autre côté, il y a des jugements comme celui-là, bien trop sévères, pour des journalistes qui ne font qu’exercer leur métier. Et je pense vraiment, qu’en ce moment, le climat ne favorise pas une presse libre ». Le 17 février 2012, la cour suprême de Kigali a rejeté la demande des juristes de l’article 19 concernant les « amici curiae » en arguant le fait qu’il n’y avait pas d’éléments nouveaux comparativement à ce qui avait été dit par les accusés et leurs avocats et qu’il s’agissait plutôt de répétitions.
2. Le divisionnisme ou l’art de semer la terreur subtilement
Au pays de Gihanga, là où le lait et le miel coulait jadis, qu’est ce qu’il y aurait de commun entre un opposant politique jeté dans la 1930, un rédacteur en chef forcé à l’exil s’il a le temps de traverser la frontière, une étudiante de l’école supérieure (ESSA) de Nyarugunga chassée de l’école et jetée en prison et l’organisation rwandaise pour la promotion et la défense des droits de l’homme(LIPRODHOR) contraint à changer son conseil d’administration et dont les anciens dirigeants ont fuit en exil ? La réponse est triviale : ils sont victimes de 4 mots simples mais qui deviennent redoutables lorsque ceux-ci entrent dans la législation rwandaise. La loi sur le divisionnisme, l’idéologie génocidaire, le négationnisme et le révisionnisme sont devenues les nouveaux habits constitutionnels du régime. Mais de quoi parle t-on exactement ?
En 2002, le divisionnisme[ii] (alors appelé sectarisme) a été classé comme un crime mais la loi l’interdisant donnait seulement une piètre définition vague et vaste de ce terme. La loi n°47/2001 article 3 stipule : « la pratique du sectarisme est un crime commis au moyen de l’expression orale, écrite ou tout acte de division pouvant générer des conflits au sein de la population ou susciter des querelles. » Lorsque des chercheurs de Human Rights Watch ont demandé aux juges qu’ils interrogeaient de définir le « divisionnisme » aucun n’a été capable de le faire, bien que chacun d’eux ait jugé et inculpé des accusés pour divisionnisme. Les décisions de justice ont jusqu’ici échoué à établir la signification et la porté de ce crime.
Ni la constitution, ni la loi de 2003 ne donne de définitions spécifiques des termes « révisionnisme », « divisionnisme », « idéologie du génocide »et « négationnisme » alors qu’en même temps, les personnes reconnues coupables de divisionnisme encourent des peines lourdes pouvant aller jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et la perte des droits civils conformément à la loi de 2002. Le crime de divisionnisme est imprescriptible. Selon la loi de 2003 punissant le génocide, les personnes condamnées pour déni ou minimisation du génocide sont passibles d’une peine d’emprisonnement de 10 à 20 ans. Il est donc légitime qu’une définition claire et précise soit établie quand on sait que ces mêmes termes peuvent mener le citoyen rwandais lambda à la case prison pour une durée plus ou moins indéterminée.
« L’idéologie du génocide », concept récent et qui était plutôt connu sous l’expression « ingengabitekerezo bya jenoside » signifiant littéralement les idées qui conduisent au génocide n’a été classée comme crime qu’en mai 2008 alors que le terme était employé librement depuis au moins 5 ans dans la législation pour désigner les comportements pouvant mener à l’idéologie du génocide. Comment définir exactement un comportement pouvant mener à l’idéologie du génocide ?
Les questions qui sont au cœur du « divisionnisme » et de « l’idéologie du génocide » renvoient à la nature de l’ethnicité et à l’histoire du génocide. La controverse au cours d’un débat académique de 2004 au Rwanda et que Human Rights Watch rapporte souligne bien la problématique. En effet, alors qu’un expert universitaire faisait remarquer l’intérêt d’envisager différentes « vérités », un haut fonctionnaire déclara : « il y’a une vérité et nous la connaissons ». De quelle vérité parle t-il ?
La vérité[iii] dont il parle est celle là même qui pilule dans les manuels scolaires des petits rwandais, dans les rapports de la commission nationale pour l’unité et la réconciliation et dans les manuels pour les camps de solidarité. Cette vérité est centrée autour de 3 principes pertinents pour les questions judiciaires et fréquemment mentionnés par les autorités comme suit :
- L’église catholique a aidé l’administration coloniale à introduire les divisions parmi les rwandais qui ont mené au génocide et donc elle porte la responsabilité d’un grand nombre des violences faites à l’encontre des tutsis dès ce moment là.
- Les leaders politiques Hutu ont organisé un génocide de la minorité tutsi et la population peut être dans sa totalité a été induite à suivre leur plan diabolique
- Bien que certains soldats du FPR aient pu tuer des civils, ces crimes ont été le résultat malheureux d’une situation de guerre ou ont été des actes isolés de représailles et ont été punis.
3. La législation sur le divisionnisme est certes mal définie mais a des répercussions redoutables sur l’ensemble des composantes de la société rwandaise
Freedom House, organisation de surveilllance du respect des droits de l’homme explique que des accusations de divisionnisme ont été portées contre des organisations non gouvernementales (ONG), des partis politiques et des particuliers et affirme que de telles allégations sont parmi les tactiques les plus efficaces pour faire taire les critiques au Rwanda.
- Les partis politiques.
Human Rights Watch (HRW) souligne que le divisionnisme et l’idéologie du génocide ont été assimilés à une opposition ou à une critique du FPR. Le haut commissariat des nations unies pour les réfugiés (HCR) souligne dans ses directives de 2004 sur le Rwanda que les partisans des partis politiques ethniques ou considérés comme tels en particulier risquent d’être persécutés. Après un rapport d’une commission parlementaire de 2002 qualifiant le mouvement démocratique républicain(MDR) de divisionniste, celui-ci fut dissous. Quant au parti libéral et au parti social démocrate qui avaient fortement appuyé la campagne présidentielle victorieuse du président sortant Paul Kagamé, ils ont été également accusés de divisionnisme après avoir présenté leurs propres candidats aux élections parlementaires.
- Les médias, la société civile et les particuliers.
Le comité pour la protection des journalistes affirme que les accusations de divisionnisme et d’idéologie du génocide ont été employées pour intimider les journalistes. Les accusations de divisionnisme portées contre certains journaux indépendants ne s’appuieraient sur aucune preuve pertinente et viseraient à limiter les publications.
En 2004, suite à un rapport du parlement du Rwanda accusant la LIPRODHOR de divisionniste, le conseil d’administration de la LIPRODHOR fut dissous.
La LIPRODHOR était jusqu’à présent la toute dernière ONG indépendante de défense des droits de la personne en activité au Rwanda .Ces anciens dirigeants ont été contraints à l’exil et la LIPRODHOR se dota d’un nouveau conseil d’administration favorable au gouvernement et qui présenta des excuses publiques. En novembre de cette même année là, ce fut autour de la communauté des autochtones rwandais(CAURWA) d’être taxé de divisionniste alors que celle ci entend faire entendre la voix de la minorité batwa du Rwanda dont les droits sont sans cesse bafoués. L’observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme souligne que ces accusations sont probablement des mesures de représailles car la CAURWA avait présenté un contre-rapport à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) qui avait fait en sorte que le ministère de la Justice fasse l’objet d’un examen minutieux.
Le Département d’État des États-Unis signale que les particuliers qui expriment des opinions qui sont « inacceptables » aux yeux du gouvernement, en particulier celles qui pourraient être interprétées comme divisant la société, risquent d’être « emprisonnés, harcelés ou intimidé par les autorités gouvernementales ». Le conseiller principal de la Division Afrique de HRW ajoute que les opposants, réels ou considérés comme tels, au gouvernement qui sont d’origine hutue sont susceptibles d’être accusés de négationnisme ou d’adhérer à l’idéologie du génocide. Le HCR souligne également que les opposants au gouvernement qui sont d’origine hutue risquent d’être accusés de » révisionnistes » ou de « divisionnistes » Le conseiller principal de HRW explique ce qui suit :
Le problème c’est que la personne peut effectivement être coupable. […]. Si une telle personne est accusée après avoir manifesté son opposition au gouvernement, il peut s’agir d’un cas de poursuite judiciaire sélective entreprise pour punir la personne parce qu’elle a une opinion politique divergente ou parce qu’elle a exprimé une telle opinion, plutôt que pour appliquer la loi. La nature fabriquée des accusations devient évidente seulement plus tard (parfois des mois ou même des années plus tard) lorsque l’accusé est libéré sans procès et que les accusations sont tout simplement abandonnées.
L’idée d’une révision de la loi sur l’idéologie du génocide semble avoir germé dans les têtes pensantes su régime comme le rapporte ORINFOR[iv] l’organe d’information du régime. D’ailleurs depuis Avril 2010, le gouvernement s’était engagé à réviser cette législation mais on ne sait pas si la loi sur le divisionnisme sera également concernée. Le professeur Anasthase Shyaka, secrétaire exécutif de l’office d’appui à la bonne gouvernance affirme que la loi sur l’idéologie du génocide fait l’objet de discussion. Le sénateur Jean Damascène Bizimana témoigne que diverses critiques l’ont montrée comme une loi largement déconnectée du crime de génocide lui-même, d’après Human Rights Watch et Amnesty Internationale, la constitution de 2003 a adopté une vague prohibition concernant le divisionnisme. Peut-on parler d’une réelle volonté de réforme de cette législation ? S’agit-il d’un simple effet d’annonce face aux critiques internationales de plus en plus virulentes ?
Un adage populaire dit que les promesses n’engagent que ceux qui y croient. A bon entendeur.
Marie Umukunzi
Jambonews.net
[i] http://www.rfi.fr/afrique/20120130-proces-appel-deux-journalistes-condamnees-avoir-nie-le-genocide
[ii] http://www.hrw.org/fr/reports/2008/12/10/la-loi-et-la-r-alit
[iii] http://www.hrw.org/fr/reports/2008/12/10/la-loi-et-la-r-alit
[iv] http://www.orinfor.gov.rw/printmedia/news.php?type=fr&volumeid=421&cat=9&storyid=10704