Une nouvelle loi sur l’orthographe a été promulguée au Journal Officiel le 8 Octobre 2014 succédant ainsi à celle qui était en vigueur depuis 1985. Il convient de dire que depuis 1985, le Rwanda a subi d’immenses changements au niveau politique et au niveau de sa population qui ont également affecté la langue. Même si l’on peut dire qu’avant 1994, la loi qui régissait l’orthographe du kinyarwanda n’était pas très connue, elle était néanmoins suivie par la presse et ceux qui avaient eu la chance de faire des études. Après 1994, le Rwanda a accueilli de nouvelles populations dont le kinyarwanda parlé n’avait pas été appris à l’école, et qui ont été confrontées à son écriture. Le désordre qui existait déjà avant dans une moindre mesure, s’est amplifié. Il était donc nécessaire de rappeler aux gens qu’il y a des règles et tenter de résoudre les difficultés.
Les difficultés d’orthographe du kinyarwanda apparaissent dans la distinction et la séparation des mots notamment le verbe auquel on accole, avant ou après, d’autres mots ou particules dont il devrait être séparé, l’élision des petits mots de liaison, et la confusion entre les consonnes et les séquences de consonnes notamment /k/ et /cy/, /ng/ et /njy/, /ns/ et /nts/ du fait que dans certains contextes ils se prononcent de la même façon.
Aucune langue ne s’est jamais écrite comme elle se prononce. Pourtant la règle suivie parles concepteurs de cette loi, c’est celle-ci : « ce qui se dit de la même façon s’écrit de la même façon ». Cette tendance héritée de Diedrich H.Westerman et Ida C. Ward[1], qui reflète les difficultés des colonisateurs face à la transcription des langues africaines jusque là orales, prône une écriture basée sur la phonétique. Au 17ème siècle, ce sont les Jansénistes de Port Royal (1662, Grammaire Générale et raisonnée) qui ont fixé les règles à suivre pour une bonne orthographe : « 1) que toute figure marquât quelque son, c’est-à-dire, qu’on n’écrivît rien qui ne se prononçât ; 2) que tout son fut marqué par une figure ; c’est-à-dire, qu’on ne prononçât rien qui ne fut écrit » ; et ils avaient ajouté : « Il y a certaines lettres, qui ne se prononcent point, et qui ainsi sont inutiles quant au son, lesquelles ne laissent pas de nous servir pour l’intelligence de ce que les mots signifient… ».Ceci était valable pour le français et les langues indo-européennes, mais en général ce sont des principes que suivent la plupart des orthographes. Dans tous les cas, aucune langue ne s’est satisfaite de sa transcription phonétique, où l’on écrit exactement ce que l’on entend. Actuellement, l’orthographe d’une langue est un savant dosage entre la phonologie[2], la morphologie de la langue, l’histoire du mot, l’étymologie, la morphosyntaxe, dans l’objectif ultime de signifier. Car l’on oublie trop souvent que l’orthographe, comme la langue, est un code, une représentation de la langue par l’écriture qui a pour but de donner du sens. C’est comme un code de la route : lorsqu’on met un panneau non approprié au mauvais endroit, il provoque des accidents au lieu d’en prévenir. C’est ainsi que le législateur devrait s’abstenir ou intervenir le moins possible, sauf dans le sens d’une clarification des difficultés ou d’économie des signes en visant une plus grande compréhension.
Depuis le début du 20ème siècle, le kinyarwanda a été orthographié de façon phonologique sans tenir compte de sa morphologie ni de l’étymologie des mots. Cela est venu au fur et à mesure, avec les analyses linguistiques grammaticales de Laurent Nkongori[3] ou d’Alexis Kagame[4]. Ces derniers ont été submergés par les analyses d’A. Coupez et des tenants de son école qui, depuis les années 1980, dominent actuellement la linguistique du kinyarwanda. Cette école prône, au niveau de l’orthographe, le tout phonologique au détriment de la morphologie de la langue, de l’étymologie des mots et de la morphosyntaxe, même si aujourd’hui elle a renoncé à la notation des éléments prosodiques comme les tons et les longueurs vocaliques – confinés à l’analyse scientifique. A vrai dire, c’est la voie la plus simple pour la lecture du kinyarwanda, mais ce n’est pas toujours aisé de reconnaître le sens du mot, ni son étymologie, à partir de sa graphie. Aussi l’écriture totalement phonologique, en multipliant les signes, comme la longueur vocalique et la notation des tons devient plus longue, plus compliquée et moins économique si l’on tient compte du temps et de l’impression des supports graphiques. Une bonne réforme de l’orthographe doit viser l’économie des signes sans gêner la transmission du sens. Ce n’est pas ce que nous avons constaté dans les multiples réformes de l’orthographe du kinyarwanda qui se sont succédées.
Ce qui a été maintenu
- La notation des tons et de la longueur vocalique reste autorisée pourles analyses linguistiques et prohibée pour l’orthographe ordinaire (article 42).
- La suppression de la lettre «l» et son remplacement par la lettre «r» sauf dans les noms propres où elle était déjà utilisée ou ceux qui proviennent d’autres langues (article 6).
- La suppression des séquences «kwo», «kwu» et leur remplacement par «ko» et «ku» (article 11).
Changements et conséquences sur l’orthographe
Consonnes et séquence de consonnes
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La suppression des séquences de consonnes /nc/[5], /ncw/, /ncy/ (art. 10 et 13) remplacées respectivement par /nsh/, /nshw/, /nshy/ : c’est-à-dire le mot incarwatsi(sorte de serpent : philotamnus irregularis) s’écrira insharwatsi; ncweze «que je me taise» s’écrira nshweze, incyamuro «petite houe : herminette» s’écrira inshyamuro. Le mot insharwatsi ne sera plus reconnaissable par son étymologie alors que dans sa graphie intérieure incarwatsi, on voit que le mot provient du mot guca «passer» et de rwatsi «herbe», qui servaient à caractériser ce serpent dans son milieu naturel. Non plus nshweze ne sera plus reconnaissable à partir de son infinitif gucweza «se taire», ni le mot inshyamuro à partir de l’infinitif gucyamura, qui lui ne change pas. - La suppression de la graphie /cy/ devant les voyelles /e/ et /i/ (article 12) : elle sera remplacée par la lettre /k/. Ainsi le mot icyibo «petit panier» s’écrira ikibo. Le problème ici, c’est que d’autres mots avec ce type de classificateur |-ki-|ne font pas le pluriel exactement comme le mot ikibo/ibyibo ;ikigori «épi de maïs» donne au pluriel ibigori. En effet la racine du mot icyibo à savoir |+íib-| transforme, par des règles morphophonologiques[6] de contact le /k/ en /cy/. En écrivant ikibo, on aura du mal à faire son pluriel en ibyibo ou à expliquer pourquoi ikigori fait son pluriel en ibigori (et non ibyigori) alors que ikibo fait son pluriel en ibyibo. Il y a donc une exception à formuler pour cette règle.
- La suppression de la graphie /jy/ devant la voyelle /e/ et /i/, elle sera remplacée par /g/ (article 12). Cette lettre se prononce [g] devant /a/, /o/, /u/et [gy] devant les lettres /e/ et /i/. Devant /a/ et /o/ la graphie /jy/ est maintenue, elle est supprimée devant /e/ et /i/ et remplacée par /g/. Du coup les mots umujyi «ville»sera écrit de la même façon que le mot umugi «œuf de pou ou de chique», ils ne pourront plus être différenciés que par le contexte. Les motsnjye ou njyewe seront écrits respectivement nge ou ngewe. Le mot amajyepfo « sud » sera écrit amagepfo, tandis que amajyaruguru «nord» gardera la même graphie. Tout ceci n’est pas sans causer des problèmes d’analyse morphologique : les deux mots amajyepfo et amajyaruguru sont des mots composés à partir du verbe kujya «aller» et d’un locatif soit epfo «en contre-bas, vers le sud» soit ruguru «plus haut, vers le nord». Le verbe kujya provient d’une racine |+gi-| : le |-i-| en contact avec une voyelle devient /y/ tandis que le |-g-| devient /j/. C’était une règle bien connue au niveau de la morphophonologie de la langue. En choisissant de l’ignorer et de supprimer la voyelle |-i-| de cette racine, les mots amagepfo et amajyaruguru n’ont plus de relation apparente fondée sur le verbe kujya, dont la graphie était suggestive au niveau des termes amajyepfo et amajyaruguru.
- La suppression de la séquence de consonnes /nts/ qui sera remplacée par /ns/ : au lieu d’écrire intsinzi «victoire», on écrirainsinzi. Le problème c’est qu’il existe deux verbes gutsinda «vaincre, réussir» et gusinda «s’enivrer» qui dans la conjugaison ne pourront pas être distingués dans certains paradigmes : ainsi ntsinze ibitego et nsinze inzoga, les deux verbes s’écriront de façon identique nsinzeibitego et nsinzeinzoga. Ils peuvent être confondus dans certains cas, par exemple dans ce dernier cas-ci : l’ivresse de la boisson, et l’ivresse de la victoire !
- Les séquences de consonnes /mf/ et /mv/ : onignore par quel artifice, on a dû imposer une loi morphophonologique selon laquelle le |-n-|, donne le /m/. Ce genre de combinaison de consonnes, se produit souvent dans la liaison de morphèmes : le classificateur |-n-| et par exemple le radical |+vura| «pluie». Ainsi on a morphologiquement le mot |i-n+vúra|. Par quel miracle le |-n-| devient-il /m/, sachant que les labiodentales sont plus proches phonétiquement des dentales que des bilabiales? Pourquoi n’écrirait-on pas «invura» au lieu de «imvura»(pluie) parce que simplement en kinyarwanda la bilabiale [m] est imprononçable devant une labiodentale, quelle qu’elle soit? A-t-on abandonné le principe «ce qui se dit de la même façon s’écrit de la même façon» ?
La distinction et la séparation des mots
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Le verbe défectif ni «c’est» : ce petit mot, grand par la signification, que l’on retrouve dans l’affirmation doit être séparé avec le mot qui lesuit ainsi : ni byo «c’est vrai». Mais quand il est placé devant le verbe conjugué, il ne signifie plus la même chose, il indique l’hypothèse, c’est-à-dire, une action non encore réalisée, mais prévisible (dans l’impératif et dans l’hypothétique) : ni mugende «partez» ; ni mugenda «si vous partez». Dans l’orthographe actuelle, ce mot est lié au verbe suivant comme suit : nimugende, nimugenda. Or dans les trois cas, il s’agit d’un même mot qui subit ce que l’on appelle en sémantique, particulièrement en psychomécanique du langage, l’«effet de subduction». Le mot ni «c’est» qui pose la thèse s’oppose à si «ce n’est pas» qui indique l’antithèse. Entre les deux, il y a le ni hypothétique. Il s’agit donc pour la particule ni d’un parcours dialectique qui mène de la thèse à l’antithèse (ou vice-versa), en passant par l’hypothèse. Cette parenté dialectique du nithétique et du ni hypothétique devrait conduire à séparer, dans l’orthographe, la particule hypothétique devant le mot qui la suit, comme cela est fait pour la particule thétique. Car elle n’appartient plus visiblement au verbe suivant et constitue un mot à part. - Le négateur nta : ce négateur, dans l’orthographe actuelle, est lié au verbe qui le suit, tandis qu’il doit être séparé du nom ou du pronom. Ainsi : nta we mbona «je ne le vois pas», nta batsinzwe «il n’y a personne qui a échoué». Avec le verbe, il est lié ; avec le nom ou le pronom, il est séparé. Pourtant il s’agit d’un même mot, ce n’est pas un morphème. La solution serait de le noter séparément dans tous les cas, car c’est un mot à part entière. Ainsi on écrirait : nta we mbona, nta batsinzwe.
- Les particules pronominales ho, mo, mwo, ko : ces particules souvent collées au verbe qui les précède, devraient en être séparées. Ce ne sont pas des morphèmes qui appartiennent au verbe, mais de réels pronoms substitutifs qui représentent souvent le mot qui précède le verbe. Il n’y a aucune raison de les coller au verbe. L’orthographe actuelle prescrit de noter Ya nama nayivuyemo «cette réunion-là, je l’ai quittée» la particule mo est collée au verbe, mais lorsque celle-ci (comme d’autres) se trouvent devant les mots ni ou si, la particule doit être détachée ainsi si ho mvuye «ce n’est pas là d’où je viens». Pourquoi ne pas détacher définitivement ces particules qui n’ont rien à voir avec le verbe ? Une bonne règle de l’orthographe n’est-elle pas une règle sans exception ?
La notation des longueurs vocaliques et des tons :
Il est surprenant que l’orthographe, dans les analyses scientifiques, prescrive de noter le ton haut avec un accent circonflexe, au lieu de l’accent aigu. L’on sait que dans la loi sur l’orthographe datant de 1985, l’accent circonflexe a été prescrit à cause du manque de lettres accentuées ou l’absence de l’accent aigu non rattaché à une quelconque voyelle sur les claviers querty ou azerty de l’époque (machine à écrire), mais l’avènement de l’ordinateur a tout changé ! L’accent aigu est facilement réalisable sur n’importe quelle voyelle de l’alphabet en passant par le clavier espagnol.
Conclusion
Le seul mérite de cette loi sur l’orthographe est celui d’avoir augmenté les exceptions sans les signaler comme telles. Elle ne s’attaque pas au problème majeur de la distinction et de la séparation des mots et au problème connexe de l’élision des particules, générateur du désordre actuel dans l’orthographe du kinyarwanda. En s’attaquant à la transcription des consonnes et des séquences de consonnes ci-dessus indiquées, elle ne fait qu’augmenter la confusion des termes et des significations dans les énoncés brefs.
Les difficultés dans l’orthographe du kinyarwanda sont généralement dues à la méconnaissance de l’existence des règles, mais aussi à la situation sociale actuelle du Rwanda d’après 1994. Le Rwanda, notamment la capitale Kigali, est devenu un melting pot de populations venues d’horizons divers, parlant différentes langues d’Afrique centrale notamment le swahili, le lingala, le kirundi, différentes langues vernaculaires de l’Ouganda et de la Tanzanie voisines, en plus de l’anglais et du français. La plupart des nouveaux arrivants ne connaissant pas le kinyarwanda ou le parlant très peu, ont été confrontés brutalement à son écriture sans un apprentissage préalable et en oubliant qu’il existait des règles. Mais comme ces nouveaux arrivants constituent une élite qui a accaparé le pouvoir, obligée de s’exprimer quotidiennement (à l’oral et à l’écrit) pour transmettre notamment les ordres, la langue en a été ébranlée, surtout au niveau de l’orthographe, et dans sa structure qui a connu de nouvelles constructions de phrases. Ces modifications de l’orthographe reflètent les difficultés rencontrées par cette élite dans la maîtrise du kinyarwanda. Avant d’intervenir sur l’orthographe pour alléger les difficultés des nouveaux arrivantsqui sont une infime minorité par rapport à la population du Rwanda qui maîtrise son unique langue (parlée par plus de 90%), il aurait fallu rappeler d’abord qu’il y a des règles. Ceci était sans doute fait au niveau de l’enseignement, mais certainement pas au niveau des tenants du pouvoir (généralement ceux qui ne sont pas retournés à l’école) et de la presse en kinyarwanda dont les écrits s’affichent notamment sur internet.Et comme l’on dit en kinyarwanda « umwera uturutse ibukuru bucya wakwiriye hose », « les erreurs commises au plus haut niveau se répercutent au niveau de la population ». C’est exactement le sens de cette nouvelle loi sur l’orthographe.
Eugène Shimamungu
Docteur en Sciences du langage (Univ. Paris-Sorbonne)
Grammairien et lexicographe[7]
www.jambonews.net
[1](1933) Practical Phonetics for Students of African Languages. [2]La phonologie est la branche de la linguistique qui étudie l’organisation des sons au sein des différentes langues naturelles. [3] (1947) Ikibonezamvugo, Kabgayi, Vicariat apostolique du Ruanda. [4] (1960) La langue du Rwanda et du Burundi expliquée aux autochtones, Kabgayi ; (1962) Introduction à la conjugaison du verbe rwandais, Astrida. [5] Notation des sons : […] phonétique, /…/phonologie, |-…-|morphologie. [6]La morphophonologie est une branche de la linguistique à cheval entre la phonologie et la morphologie, qui étudie la réalisation phonétique des morphèmes d’une langue en fonction des contextes dans lesquels ils apparaissent. [7] A publié : (1990), Systématique verbo-temporelle du kinyarwanda URA 1030-CNRS et ENSAM ; (1998) Le kinyarwanda, initiation à une langue bantu, Paris, L’Harmattan ; de nombreux articles dans des revues spécialisées.