Blog de Jean Bigambo
Le bleu du ciel d’antan s’est alourdi de nuages gris. L’odeur voluptueuse des lys dans le jardin de ma mère n’embaume plus l’air le soir tombé. L’horizon, où dansaient autrefois des collines verdoyantes a laissé place à un plat pays. La chaleur de midi ne brûle plus mes lèvres. Les siestes de l’après-midi au son des chansons karahanyuze ne me bercent plus. Les rires de mes camarades de jeu dans notre rue, tout cela a déserté. Le Rwanda ne m’est plus qu’un vague souvenir.
Deux décennies se sont écoulées. La perspective en moi que je retournerai à la maison une fois la guerre terminée ne m’a toujours pas quitté. L’idée me hante encore, à tel point que: a-t-elle jamais cessé cette guerre ? Que c’est dans mon cœur à présent qu’elle joue ses notes les plus graves. La silhouette hiératique de mon père qui s’évapore derrière une trainée de poussière provoquée par l’accélération de l’Audi 80 de maman. Nous devons quitter le cartier Remera, entassés que nous sommes dans l’auto. Chez nous, il n’y a plus d’eau courante, plus d’électricité, plus de nourriture. Il faut fuir, en emportant le moins possible avec soi. J’ai pris un drap blanc, ishuka ; ma paire de chaussettes préférée, c’est moi qui les avaient choisies au magasin avec maman. Elles sont jaunes avec rayures noires ; ainsi que ma brosse à dent.
Mon père trouve notre action de partir précipitamment quelque peu disproportionnée. (Surtout, qu’un homme rwandais qui se respecte ne se doit de montrer quelconque signe d’émotivité dans ce qu’il appelait alors une « crise passagère »). Que ces hommes qui nous combattent, ne sont-ils pas nos frères, avant tout ? Aussi ne pouvons-nous pas partir en laissant derrière nous nos voisins. En effet, leur voiture est tombée en panne. Mais nous sommes quand même partis, sans eux. La voiture était déjà pleine. J’ai six frères et sœurs. Il y avait aussi mon ami Hubert qui était venu passer les vacances de Pâques chez moi. Mon père, lui, est resté, veiller sur les voisins et notre maison.
« Papa, maman reviendra te chercher une fois qu’elle nous aura mis en lieu sûr, d’accord ? »
Mes voisins n’ont jamais quitté le cartier Remera. C’est ça qui les a sauvés. Et ils le savaient, j’appris plus tard. Pas mon père, apparemment. Lui fut déporté au stade Amahoro, où on le fusilla. « Yampaye inka Ngango ! » s’exclama-t-il, nous reporta-t-on, en voyant le spectacle macabre qui s’y jouait dans ce stade, transformé en abattoir. Une exclamation, un juron comparable à Mon Dieu ! et qui dit, littéralement : « Ô toi Ngango qui me donna une vache ! ». Ngango c’est son père. Mon grand-père. Mes voisins eux furent épargnés, comme ils l’avaient calculé.
Je passais le plus clair de mon temps chez eux avant notre fameux départ précipité. Mon père avait même demandé à ce qu’on abatte une partie du mur qui nous séparait pour éviter de contourner l’enclos par la barrière d’entrée principale. Aucune frontière nous séparait. J’étais cependant plus souvent chez eux qu’ils n’étaient chez moi, maintenant que j’y pense. Les plus jeunes enfants dans leur famille avaient à peu près mon âge.
C’est alors qu’un après-midi de 1994 (ce devait être au mois de janvier, car c’était quelques jours, voire quelques semaines après le Nouvel-An) je me rendis chez eux comme à l’accoutumé, sans toquer à la porte, sans m’annoncer. J’allais appeler mes amis pour venir jouer avec moi dans le jardin. Le nouveau jeu à la mode consistait à créer des bijoux avec l’aluminium qui recouvrait la boite de lait en poudre Nido. Des bagues et boucles d’oreilles en argent. Ils scintillaient de mille feux au soleil. Il fallait néanmoins faire attention à ne pas se couper, car les bords étaient plutôt tranchants malgré la souplesse du matériau.
Ainsi je déambulai dans leur salon cet après-midi d’avril. Et j’aperçu aussitôt que toute la famille était scotchée devant la petite télé, en train de regarder une vidéo amateur, d’assez mauvaise qualité d’ailleurs. La grand-mère était assise dans le fauteuil individuel. Une place d’honneur. Le père, que j’appelai papa Dada, se tenait quant à lui debout, la mère, elle, était aussi assise. Les fils et filles aînées assis autour de leur grand-mère et mère. Les deux dernières de la famille, deux filles, étaient agenouillées sur le ciment froid. C’était elles mes amies. Il y avait également un cousin à eux qui venait aussi souvent que moi chez eux. Au total nous étions donc quatre potes : deux garçons et deux filles, presque tous du même âge, comme dit. Je pourrai à ce stade de l’histoire vous citer leurs noms, mais je m’abstiendrai.
J’allais pour les appeler donc. Mais leur attention était ailleurs, comme évoqué plus haut. La vidéo les absorbait d’une façon jamais observée auparavant. Une tâche semblable à un devoir. Que regardaient-ils donc ? Je m’approchai, pour regarder avec eux. Je pris place, simplement.
Nous regardâmes, des heures durant, des images filmées d’hommes habillés en kaki s’entraînant dans ce qui semblait tantôt être un camp, tantôt être un maquis. Ces hommes étaient grands, plutôt fins et dansaient l’Intore, fusil à l’épaule. Il y avait une musique de fond d’une chanson de Kayirebwa None twaza. Je reconnus la chanson pour l’avoir souvent entendu justement chez les Dada. Oui, leur mère adorait cette chanson. Celle-ci était lente et gracieuse, comme maman Dada. Elle était grande et belle, de peau claire. Je n’oublierai jamais le parfum qu’elle portait, que je reconnus deux décennies plus tard, dans les parfumeries du Boulevard de Waterloo : Anaïs Anaïs de Cacharel. Je me demande si elle porte toujours ce même parfum. Il sentait si bon sur elle.
Ils étaient donc tous devant le petit écran à regarder des militaires s’entraîner. Même la vieille dans son fauteuil-place-unique, me disais-je, semblait captivée. Je trouvais cela presque ridicule. « None twaza, none twaza, twaza bajya he, twaza bakwirwa he?…» était le refrain de la chanson, à savoir « et si nous venions ; et si nous venions, où iraient-ils, où tiendraient-ils ?… ». Je sais à présent qui étaient ces « nous » et qui étaient ces « ils ».
Là où autrefois je pensais ne pas y avoir de frontières, il y en avait. Et cela nous allait être fatal. Ce que je visionnais alors candidement à travers le petit écran chez les Dada, et du haut de mes huit ans, était en fait le présage de notre mort imminente.
Et dire que cet après-midi d’avril là, en quittant chez les Dada sans avoir même pu jouer, je rentrai en me disant qu’ils étaient tous devenus fous dans cette famille, à regarder une vidéo aussi nulle. Il n’y avait même pas d’effets spéciaux. Oui, les films de Rambo étaient bien plus palpitants.
Jean Bigambo
www.jambonews.net
Autres articles du blog:
- Les cinquante nuances de l’Afrique, avec Spinoza – Introduction
- Les cinquante nuances de l’Afrique, avec Spinoza – Chapitre I : Du Corps et de l’esprit
- Les motards de Kigali, qui sont-ils ?
- Rwanda, six pieds sous terre
- Rwanda: pourquoi je vote Kagame
- Le discours rwandais de la modernité