article soumis pour publication par Marie Umukunzi
Il est 20h00, on est le 6 avril 2018. C’est une journée ordinaire pour les Parisiens et le début du week-end après une semaine agitée par les grèves nationales des cheminots en France.
En cet instant et comme des millions de Français, je dîne avec des proches devant le journal télévisé de la chaîne TF1 et nous commentons l’actualité de la semaine marquée par les négociations tumultueuses entre les syndicats de cheminots et le gouvernement du président Emmanuel Macron. Je réalise que nous sommes le 6 avril 2018. Oui, nous sommes bel et bien le 6 avril. En soi c’est une date ordinaire mais pour les Rwandais, le 6 avril 1994 restera pour tous et sans distinction la date qui a fait basculer leur destin.
D’ailleurs, au moment où j’ai rappelé à tout le monde que nous étions le 6 avril et qu’il était déjà 20h30, heure de diffusion habituelle de notre feuilleton favori « Plus belle la vie » sur la chaîne 3, il y a eu un silence profond suivi d’une discussion sur la journée du 6 avril 1994. Chacun se remémorait où il était et ce qu’il faisait aux environs de 21h ce jour-là, peu après l’attentat contre l’avion présidentiel qui transportait le président Juvénal Habyarimana, de retour à Kigali après les négociations en Tanzanie avec la rébellion du Front patriotique rwandais pour le partage du pouvoir.
En cette soirée du 6 avril 1994, ma mère, alors enceinte de 7 mois de son troisième enfant, vaquait tranquillement à ses occupations dans sa maison de Kacyiru (quartier résidentiel de Kigali), ses deux enfants de 5 et 3 ans dormaient déjà profondément et elle attendait avec impatience le retour de mon père à la maison. Mon père rentra en toute hâte au domicile familial et rejoignit ma mère. Ce soir-là peu après 21h00, mes parents étaient très inquiets surtout qu’ils venaient d’apprendre par la radio qu’un missile avait abattu l’avion présidentiel qui amorçait son atterrissage à l’aéroport de Kanombe.
Une amie de la famille se souvient qu’elle n’avait pas pu dormir cette nuit-là. Elle raconte que cette nuit-là avait été terrible et effrayante. Tout le monde se demandait sans exception s’il pourrait voir le prochain soleil se lever et ce que le jour d’après lui réserverait.
Le 7 avril, mes parents qui s’étaient réfugiés dans leur maison appelaient leurs amis et familles pour prendre des nouvelles et s’informer sur la situation sécuritaire dans le quartier. Ils apprenaient que des massacres avaient commencé aux barrières érigées dans les quartiers à Kigali. Ma mère avait supplié ses jeunes frères de rester cachés chez eux et d’éviter tout déplacement.
Mes proches se souviennent et racontent qu’en ces temps-là, c’était le chaos total et l’incertitude du lendemain qui régnaient. Le 8 avril, des miliciens vinrent à la maison et ma famille a eu la vie sauve ce jour-là en donnant les quelques économies que nous avions. Ma mère se souvient du déferlement de violence dont ces miliciens avaient usé pour fouiller et piller de fond en comble la maison. A partir de ce jour, mes parents surent qu’il fallait coûte que coûte quitter la capitale pour aller se réfugier temporairement dans leur village natal de Kibuye en attendant que la sécurité se rétablisse.
Le 13 avril, mes parents prirent la route avec leurs deux enfants et quelques provisions pour aller chercher refuge à Kibuye. Mes parents qui pensaient revenir à Kigali dans deux ou trois semaines ignoraient que les évènements dont ils étaient témoins malgré eux marquaient le début du génocide qui allait frapper en plein cœur la société rwandaise. Mes parents qui pensaient pouvoir revenir à Kigali en deux ou trois semaines ignoraient à cet instant qu’ils allaient entamer un long exil pour fuir la mort qui rodait.
Ma mère m’apprend que le mari d’une amie de la famille que je connais très bien a été assassiné à une barrière par des miliciens malgré sa carte d’identité mentionnant son ethnie Hutu. Les tueurs pensaient qu’il était Tutsi car c’était un homme qui collait aux stéréotypes physiques imposés par le colon depuis des siècles qui permettaient de différencier le Tutsi et le Hutu.
Cet homme était de très grande taille, et il avait le teint clair et les traits fins. C’était également un homme qui avait des convictions politiques fortes et qui critiquait vigoureusement l’orientation politique de gouvernement du président Habyarimana.
Mes proches racontent que les massacres qui ciblaient initialement les personnes dont la carte d’identité mentionnait l’ethnie Tutsi se sont étendus à tout le monde. Chacun était une cible potentielle. Une personne pouvait être tuée à une barrière si les miliciens estimaient qu’il avait une apparence de Tutsi malgré une carte d’identité le définissant comme Hutu. Une personne pouvait être tuée si elle était considérée comme un opposant politique. La barrière était une loterie et on n’avait pas la certitude de pouvoir y passer sans encombre.
Vingt- quatre ans après, j’écoute à nouveau les récits de mes proches sur cette partie sombre de l’histoire rwandaise. Je me rappelle un passage du livre du père André Sibomana qui disait « Nous n’avons pas le droit de renoncer à l’espoir. Nous n’avons pas le droit d’abdiquer de notre condition humaine ». En ce jour, je rends hommage à toutes les victimes et je compatis avec les survivants qui ont mené une lutte acharnée pour rester debout et continuer à vivre dans la dignité. Je rends également hommage aux six millions de victimes congolaises et je garde espoir pour la région des Grands Lacs africains.
Marie Umukunzi
www.jambonews.net
Envie de proposer un article pour publication sur jambonews.net? Plus d’infos ici