Article rédigé le 22 avril 2015, ré-édité le 22 avril 2018
22 avril 1995, le jour se lève sur Kibeho, c’est le moment que choisit l’Armée Patriotique Rwandaise pour réaliser, dans le camp de réfugiés de Kibeho qui abrite à l’époque plus 100000 déplacés internes, l’un des plus gros massacres de l’histoire de la tragédie rwandaise. Un carnage qui fera près 8000 victimes, 20 ans après, retour sur l’un des épisodes les plus tragiques de l’histoire rwandaise.
Kibeho petite localité du sud du Rwanda se situant près de la ville de Gikongoro est paradoxalement et certainement la ville rwandaise la plus connue mondialement derrière Kigali. En effet, elle est connue pour être le seul lieu d’apparition mariale sur le continent africain. Chaque année donc des milliers de pèlerins catholiques affluent dans ce petit village sur le chemin de la Vierge Marie ignorant pour beaucoup le pan noir de l’histoire de cette petite bourgade.
Reconnu comme un lieu saint, Kibeho, a été le lieu de refuge naturel pour cette population rwandaise à l’immense majorité catholique et pratiquante. Déjà en avril 1994, un grand nombre de Tutsi y avaient péri en tentant de fuir les exactions des milices interahamwes. Un an plus tard, Kibeho deviendra le théâtre du massacre des déplacés Hutu craignant de rentrer sur leurs collines nouvellement conquises par le FPR/APR.
La genèse du massacre
Un an après les terribles évènements d’avril 1994, le Rwanda est un pays meurtri. Le Rwanda a connu près d’un million de victimes, le pays s’est vidé de plus deux millions de ses habitants qui ont fui l’avancée du FPR et on dénombre plusieurs milliers de déplacés à l’intérieur de celui-ci. L’une des premières revendications du pouvoir en place est de demander la fermeture des camps de déplacés tenus par le HCR pour la fin de l’année 1994. Les rebelles nouvellement au pouvoir n’ont même pas attendu la fin de leur ultimatum puisque les 10 et 11 novembre 1994, selon un communiqué diffusé par la MINUAR, des soldats de l’APR ouvrirent le feu dans le camp de Musange, au nord de Gikongoro, faisant des morts et des blessés. Bis répitita les 6 et 7 janvier 1995, dans le petit camp de Busanze (4000 déplacés) où l’assaut de l’APR fut lourd de conséquences.
Malgré la campagne menée par les autorités pour pousser les déplacés à rejoindre volontairement leur commune les populations déplacées refusent pour la plupart d’obtempérer. Le Rwanda post-génocide était une zone de non-droit dans laquelle des personnes étaient emprisonnées ou tuées sur une base quotidienne. Les paysans qui auraient bien entendu préféré rentrer chez eux privilégiaient leur sécurité au confort de leur colline.
En avril 1995, plusieurs camps avaient été démantelés, les uns par la force, d’autres plus pacifiquement. Néanmoins, la grande majorité des déplacés n’osaient pas retourner chez eux. En effet, beaucoup d’entre eux s’en sont allés grossir le camp de Kibeho qui finit par compter entre 100000 et 150000 déplacés. La situation sanitaire était sous le contrôle d’une équipe de MSF, un médecin, deux infirmières, et un logisticien, aidé par un personnel rwandais, le CICR gérait la distribution des vivres, des soldats de la MINUAR étaient présents. En dépit du calme, les déplacés redoutaient une intervention violente de l’APR, crainte partagée par les observateurs des Nations unies ayant compris que les autorités rwandaises avaient irrévocablement décidé la fermeture de tous les camps restants.
Le gouvernement de Kigali ayant fait savoir que ce camp était un véritable arsenal d’armes, une force combinée de 2000 militaires du FPR et de 1800 Casques Bleus de la MINUAR fit une descente surprise dans le camp de Kibeho et de Ngabo et y imposa un couvre-feu de 24 heures pour récupérer toutes les armes. À l’issue de l’opération, une quarantaine d’arrestations seulement et pas une seule véritable arme ne fut découverte. Les enquêteurs onusiens saisirent des milliers d’outils à lames (serpette, houe…) brefs des outils agricoles d’un paysan rwandais ordinaire.
Kibeho, le dernier bastion des déplacés
C’est dans ce contexte qu’au lendemain de la première commémoration du génocide, le 12 avril 1995 plus précisément, que l’APR sous le commandement du Colonel Fred Ibingira, commence à grossir ses troupes aux alentours de Kibeho. Après avoir pénétré dans le camp de Rwamiko (5000 déplacés), environ 2500 militaires de l’APR pénètrent dans les camps de Ndago (40 000 personnes), Munini (15 000), Kibeho (plus de 100 000). Le matin du 18 avril, les réfugiés chassés de leurs abris sont amassés sur une petite colline, sans eau, sans nourriture, sans latrines, entourés par les troupes de l’APR qui abattent toute individu qui essayerait de sauver sa vie en se faufilant hors de la zone délimitée.
Durant les journées du mercredi 19 avril, du jeudi 20 et vendredi 21, les volontaires de MSF, Oxfam et de l’UNICEF multiplient en vain les demandes auprès des Casques Bleus pour qu’elles interviennent afin d’assurer la protection des civils. De leur côté les soldats du FPR continuent d’abattre tous ceux qui tentent de s’enfuir.
Une infirmière de Msf France, dans l’équipe de Kibeho, Geneviève Legrand, raconte l’atmosphère dans son témoignage: «le 19 avril vers 15h les gens ont détruits la clôture qui entourait l’hôpital et viennent se refugier entre les bâtiments. […] L’APR intervient, tire, c’est la panique, nous évacuons à travers une foule qui malgré la situation nous ouvre le chemin. Quelques personnes nous interpellent: »dites leur de nous laisser partir, dites leur de ne pas nous tuer, on veut rentrer chez nous, faites quelques chose pour nous ». C’est très éprouvant de laisser derrière nous toutes ces personnes qui nous investissent d’une lueur d’espoir». Le désespoir commençait même à atteindre les membres de MSF: «Après chaque mouvement de panique provoqué par I’intervention armée de I’APR, de nombreux blessés arrivaient à l’hôpital. Nous avons eu beaucoup d’enfants brulés. […]Après cette journée une question nous taraude l’esprit. A quoi cela sert de soigner, de réparer des gens qui vont se faire tuer peut-être demain ? Est-ce qu’ il faut continuer à travailler dans ses conditions ?»
Genevieve Legrand quitta Kibeho evacué par des forces de la MINUAR le 21 avril. Elle se souvient de ses dernières heures: « Dans le campement de la minuar, des casques bleus australiens soignent quelques blesses ramassés entre 2 tirs. Nous leur proposons de les aider. mais notre bonne volonté nous paraît dérisoire, presque ridicule devant les milliers de blessés qu’on ne pourra pas aller chercher. » Un autre épisode marqua leur départ. Certains déplacés étaient prêt à quitter le camp et à rentrer dans leurs communes. Ils s’amassaient alors sur la route de Kibeho en attendant des camions. Le 21 avril, :« Avant une longue série de tire, il y avait encore des centaines de personnes qui étaient rassemblés sur la route de Butare, prêtent à partir, Quand les tirs ont cessés et qu’on a pu sortir, sur cette colline, il n’y avait plus personne debout, tous fauchés.»
C’est la journée du 22 avril qui fut l’apocalypse pour ces déplacés. Sous les yeux d’une demi-douzaine d’agences de l’ONU, de 3300 Casques bleus et de près de 120 ONG internationales, 2500 soldats de l’APR utilisent des armes automatiques, des lance-roquettes et des grenades, assassinant selon les sources onusiennes près 8000 hommes, femmes ou enfants. Les civils présents et certains médias, dont CNN, parleront même de près de 25000 victimes.
En un peu moins d’un après-midi, les soldats de l’APR firent presque autant de victimes qu’à Srebrenica, considérés comme le plus grand massacre en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale et ayant justifié quasiment à lui seul la création d’un Tribunal pénal international.
L’enfer sur terre
De ce 22 avril 1995, on ne dénombre que quelques témoignages venant notamment d’humanitaires ou encore de soldats onusiens de la MINUAR. Dans l’article de l’historienne et sociologue, Claudine Vidal, sur les massacres de Kibeho, elle cite notamment le témoignage de casques bleus présent sur place : « les tirs reprennent vers 14 heures 30 et continuent plusieurs heures. Des soldats rwandais, montés sur le mur de ce bâtiment, tirent de là sur la foule, indifférents à la présence des Casques bleus et des gens de MSF. L’APR utilise des minis lance-roquettes (RPG), des grenades et des kalachnikovs. »[i]
Terry Pickard, militaire australien présent sur place et membre d’une équipe médicale australienne de 32 personnes, venues au Rwanda dans le cadre d’une mission de maintien de la paix de l’ONU, en fera même un livre[ii]. Celui-ci explique que: « Les militaires du FPR tuaient les rescapés des bombardements avec des baïonnettes pour épargner leurs balles. Dans ce massacre, personne n’était épargné. Même des bébés sur le dos de leurs mères étaient tués. D’autres avaient la gorge coupée. C’est la première fois où je voyais, dans ma vie de militaire, des hommes devenir des cibles de tir à l’arme comme dans des exercices militaires. »
Un médecin expatrié de la MSF, présent sur les lieux a choisi de témoigner anonymement: «La foule s’étant dispersée et déplacée il était facile de voir l’étendue de la surface couverte de cadavres et blessés (plusieurs centaines au mètre carré). En sortant juste à côté de l’entrée du camp, j’ai compté les cadavres présents dans un carré imaginaire d’à peu près 4 mètres de côté, à 50 j’ai arrêté. Pas loin de là , un petit monticule était composé par au moins 12 enfants dont le plus âgé avait peut-être 13 ans. […] De nombreux cadavres étaient visibles sur une grande parie de la colline. Sur les collines avoisinantes, des groupes se soldats ratissaient la campagne en tirant en direction centrifuge.»
20 ans après… rien ?
20 ans après, c’est le silence radio du côté des autorités rwandaises. À Kigali, en cette période de commémoration de 21ème anniversaire du génocide des Tutsis, le 20ème anniversaire d’un des massacres les plus sanglants de l’histoire rwandaise passe inaperçu. Les associations de la société civile rwandaise basées à l’étranger sont les seuls à avoir souhaité commémorer ce triste anniversaire. Les associations Jambo ASBL en partenariat avec Global Campaign For Rwandans Human Rights ont publié un communiqué pour appeler à ce que justice soit faite pour les victimes de Kibeho. Ils ont aussi appelé l’ONU a mettre en place : « une journée de réflexion sur les massacres de Kibeho, afin que plus jamais des déplacés ne soient victimes de massacres dans des camps où ils sont sensés trouver refuge. » Le Centre de Lutte Contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda quand à lui fait part dans un communiqué qu’il regrette que les victimes de Kibeho et Kasese (22 avril 1997 en RDC) soient à ce jour encore oubliées de tous.
L’histoire rwandaise dénombre depuis le 1er octobre 1990, des centaines d’épisodes dramatiques marqués par des massacres d’innocents. Kibeho 1995 est sans aucun doute, l’un de ceux-là. Depuis 20 ans, ce massacre au vu et au su de la communauté internationale a toujours été minimisé par les autorités rwandaises. À commencer par le président à l’époque des faits, Pasteur Bizimungu, qui enjambant les milliers de cadavres, osera déclarer qu’il n’y a « que » 200 à 300 victimes. Dans la même veine, le premier ministre, à la même époque, Faustin Twagiramungu, a défendu l’armée du FPR en déclarant que c’était : « certainement une riposte de légitime défense contre des actions violentes des déplacés ». Quant à la communauté internationale malgré sa présence en masse durant ce massacre, elle n’a jamais ordonné la moindre enquête pour faire la lumière sur les événements survenus à Kibeho durant ce mois d’avril 1995. Cette tragédie de Kibeho symbolise le déni de justice que subissent les victimes et rescapés Hutu. Malgré les nombreux massacres, crimes contre l’humanité et crimes de génocide subis depuis le 1er octobre 1990, pour la plus part connus et documentés par des organismes internationaux, les victimes et rescapés Hutu n’ont jamais vu justice rendue pour les atrocités dont elles ont été victimes.
Un simulacre de procès a eu lieu à la suite d’une enquête menée par les autorités rwandaises sous la pression d’organismes des droits de l’homme. En décembre 1996, le colonel Fred Ibingira, qui menait les troupes gouvernementales durant l’opération de Kibeho, a été jugé et acquitté des accusations de meurtre et de l’utilisation d’armes sans ordres préalable. Il n’a été reconnu coupable que de ne pas avoir su « prévenir les actes criminels par une action préventive et immédiate» et a été condamné à dix-huit mois d’emprisonnement et à une amende d’environ 30 $ US d’amende. Dix-huit mois qu’il n’a même pas dû purger parce qu’il aurait, selon les autorités de Kigali, passé vingt mois en détention préventive. Il est aujourd’hui Chef d’Etat Major de l’Armée de Réserve et le 2e plus haut gradé de l’armée rwandaise.
Aujourd’hui cet épisode tragique n’est fait mention nulle part. Le gouvernement n’ayant officiellement reconnu « que 338 victimes pour la plupart des interahamwe et des anciens génocidaires », Kibeho 1995 reste un non-évènement pour les autorités rwandaises. Conté, ni dans les livres d’histoire ni dans les médias au Rwanda, le régime en place a réussi à faire passer ce massacre pour une opération militaire qui a légèrement mal tourné. Ces milliers d’enfants, femmes et hommes sont bel et bien passés aux oubliettes de l’histoire rwandaise.
Les photos réalisées au camp de Kibeho en 1995. © Paul Lowe/Panos Pictures/Time
Article rédigé le 22 avril 2015, ré-édité le 22 avril 2018
ISHIMWE Norman
www.jambonews.net
Vidéo réalisée par le département Mpore de Jambo asbl à l’occasion du 20ème anniversaire des massacres de Kibeho