Coup de théâtre ce lundi 10 septembre 2018 à la Cour suprême du Rwanda. Alors que devait se tenir le procès attendu de Kizito Mihigo, le célèbre chanteur chrétien rwandais, emprisonné depuis le mois d’avril 2014 en raison d’une chanson, a annoncé qu’il se désistait de son appel, qu’il avait pourtant lui-même interjeté auprès de cette Cour après avoir été condamné en 2015 à 10 ans de prison ferme pour « conspiration contre le gouvernement du président Kagame ». Dans cet article, nous retraçons la chronologie des événements qui ont conduit à cet énième renversement.
Durant les années qui ont précédé son incarcération, le chanteur, rescapé du génocide et arrêté en avril 2014, était devenu un activiste de la Réconciliation. Son emprisonnement après la sortie de sa chanson « Igisobanuro cy’urupfu » (la signification de la mort) fut aux yeux de beaucoup d’observateurs une autre tentative de la part du régime rwandais de museler une voix qui ne plaisait plus en raison de propos qui prenaient de plus en plus leurs distances avec la narrative officielle de Kigali.
Les accusations portées par le Ministère public contre ce musicien qui, était devenu artiste officiel du gouvernement de Kigali depuis la fin de ses études au conservatoire de Paris, étaient basées sur une conversation Whatsapp qu’il avait eue avec un des membres de l’opposition en exil. Le Rwanda de Paul Kagame a depuis longtemps été accusé de poursuivre les opposants jusqu’en exil pour les assassiner, comme cela fût le cas pour l’ancien ministre de l’intérieur Seth Sendashonga assassiné au Kenya en 1998 ou plus récemment le colonel Patrick Karegeya retrouvé étranglé dans un hôtel de Johannesburg en Afrique du Sud.
Pour beaucoup de Rwandais et d’observateurs internationaux, l’emprisonnement de Kizito Mihigo fait automatiquement penser aux autres prisonniers politiques rwandais comme Diane Rwigara, Victoire Ingabire et plusieurs dizaines d’autres.
Dans les lignes qui suivent, nous retraçons la succession des principaux événements ayant marqué cette affaire qui fut suivie de très près par la presse locale et internationale et souvent décrite comme « un procès à l’image du régime ».
4/03/2014: Publication de la chanson « Igisobanuro cy’urupfu »
Le 4 mars 2014, le chanteur Kizito Mihigo publie sur YouTube la chanson « IGISOBANURO CY’URUPFU – Requiem réconciliateur », dans laquelle il appelle à rendre hommage aux victimes du génocide des Tutsis, mais aussi celles d’autres crimes n’ayant pas été appelés « génocide ». Le chanteur fait par là implicitement référence aux victimes des crimes commis par le Front patriotique rwandais, brisant en cela un tabou de la société rwandaise post-génocide, dans laquelle ces victimes n’ont pas le droit d’être évoquées publiquement.
Parmi les nombreux passages de sa chanson, deux passages déplaisent en particulier : « Le génocide m’a rendu orphelin. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir de la compassion pour d’autres personnes qui ont été victimes des violences qui n’ont pas été appelées « génocide »… Ces frères-là, ce sont aussi des êtres humains, je prie pour eux…ils ont toute ma compassion…je les porte dans mes pensées … il n’existe aucune bonne mort, que cela soit une mort causée par le génocide, la guerre, ou causée par ceux qui commettent des crimes des vengeances »
Le 17/03/2014: Paul Kagame fait négativement référence à la chanson de Kizito
Le 17 mars 2014, dans son discours lors de la cérémonie de collation des grades aux officiers de police, à Gishari (dans l’Est du pays), le président Paul Kagame déclare : « Je ne suis pas un chanteur qui est là pour divertir les ennemis du pays,» faisant ainsi référence à Kizito Mihigo dont la chanson est sortie deux semaines plus tôt.
Le 1/04/2014: la chanson disparait de Youtube
Le 1er avril 2014, alors que les Rwandais rentrent officiellement dans la période de commémoration du 20ème anniversaire du génocide, la chanson n’est plus accessible sur internet via la chaîne de l’artiste.
Le 6/04/2014: Disparition du chanteur
Kizito Mihigo est porté disparu, ses proches n’ont plus de nouvelles et le chanteur, pourtant habituellement actif notamment sur les réseaux sociaux, ne donne plus signe de vie. La police dit ne pas savoir où il se trouve.
Le 7/04/2014: Absence remarquée du chanteur de la 20ème commémoration
Pendant les cérémonies officielles de la 20ème commémoration du génocide, l’absence du chanteur est remarquée par le public et les observateurs.
Le 14/04/2014:La police avoue détenir Kizito Mihigo
Sous pression de la presse locale et internationale, la police finit par avouer qu’elle détient le chanteur, soit près de 10 jours après sa disparation.
Le 15/04/2014: Kizito Mihigo est paradé devant la presse
Menottes aux mains et entouré de plusieurs policiers, Kizito Mihigo est paradé devant la presse. Durant la courte conférence de presse qu’il donne debout à l’extérieur sous étroite surveillance de la police, le chanteur avoue les crimes qui lui sont reprochés en reconnaissant avoir eu des échanges par internet avec un membre de l’opposition en exil dans lesquels il tient des propos très critiques à l’encontre du régime.
Lorsque les journalistes tentent en chœur de lui demander si son arrestation n’est pas liée à sa chanson, ce dernier est immédiatement évacué par les policiers.
Le même jour, dans un discours pendant les cérémonies de commémoration, le ministre de la culture Protais Mitali (aujourd’hui lui-même en exil) déclare que Kizito Mihigo devrait être traité non pas comme une star mais comme « tous les criminels ». Les activistes des droits de l’homme dénoncent alors le non-respect de la présomption d’innocence.
Le 18/04/2014: les chansons de Kizito sont officiellement interdites au Rwanda
L’office national de l’information (Rwanda Broadcasting Agency) publie un communiqué officiel dans lequel il interdit aux journalistes de diffuser les chansons de Kizito Mihigo. Selon l’office, il ne conviendrait pas de donner un espace d’expression à une personne « sur laquelle pèsent autant d’accusations et qui a d’ailleurs avoué ce qui lui est reproché ».
Le 21/04/2014: Le chanteur plaide coupable
Le 21 avril 2014, lors de sa première comparution devant la cour, le chanteur, sans avocat, plaide coupable. Quelques heures après cette audience, une interview confession du chanteur est mise en ligne, dans laquelle il plaide coupable de tous les chefs d’accusation qui pèsent contre lui et demande le droit de pouvoir être assisté par un avocat.
Le 28/04/2014: 30 de jours de préventive
Le tribunal de Base de Kacyiru décide l’emprisonnement du chanteur et ses coaccusés pendant 30 jours de détention provisoire pendant que l’enquête continue.
Le 6/11/2014: Ouverture du procès
Le procès de Mihigo est ouvert. Le chanteur plaide coupable de toutes les charges retenues contre lui et demande la clémence du jury. Ses avocats, eux, disent ne pas trouver les éléments constitutifs d’une infraction. Les trois coaccusés du chanteur plaident tous non coupables et annoncent avoir été torturés durant leur détention.
Le 29/11/2014: Kizito renonce à ses avocats
Le 29 novembre 2014, au bout de trois semaines de procès, Kizito Mihigo renonce à ses avocats « Je souhaite continuer le procès sans mes avocats. Je plaide en demandant pardon, donc afin de mettre l’accent là-dessus, je souhaite me défendre seul, » a-t-il ainsi expliqué.
Le 30/12/2014: Le parquet requiert la perpétuité contre le chanteur
Le 27/02/2015: Condamnation de Kizito à 10 ans de prison
Le 27 février 2015, le chanteur est condamné par la Haute Cour de Kigali à 10 ans d’emprisonnement pour conspiration contre le gouvernement. Il fait appel de cette décision auprès de la Cour suprême.
Le 18/07/2015 : Témoignage de Monseigneur Léonard sur Kizito Mihigo
Le 18 juillet 2015, lors d’un entretien accordé à Jambonews, Monseigneur Léonard, archevêque de Malines-Bruxelles et Primat de Belgique témoigne sur la personnalité de Kizito Mihigo, qu’il a personnellement connu lors du séjour du chanteur en Belgique : « Je ne peux pas voir en Kizito Mihigo un homme qui serait dangereux pour la société» nous confie ainsi l’Archevêque.
Le 14/05/2018: ajournement du procès
Le 14 mai 2018, soit 3 ans après son appel, Kizito Mihigo comparaît devant la Cour suprême pour son procès en appel. L’audience est ajournée.
Le 11/06/2018: Nouvel ajournement
La Cour suprême ajourne l’audience à nouveau et transfère le dossier à la cour d’appel, une cour nouvellement créée au Rwanda.
Le 10/09/2018: Le chanteur renonce à son appel
Le 10 septembre 2018, la saga judiciaire du procès de Kizito Mihigo prend fin avec l’annonce, par la Cour, que le chanteur a abandonné son procès en retirant sa plainte.
Agnès Uwimbabazi et Ruhumuza Mbonyumutwa
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