Sacs plastiques interdits depuis plus de 10 ans sur tout le territoire national, numéro un mondial en terme de représentativité des femmes au parlement, des buildings qui poussent comme des champignons, possibilité de créer une entreprise en quelques heures, une croissance à près de deux chiffres, des paysages à couper le souffle, une préservation exemplaire de la faune…, le Rwanda a les arguments pour séduire quiconque compte s’y aventurer. C’est donc les étoiles pleins les yeux que le journaliste indien Anjan Sundaram s’y est rendu en 2009 pour un séjour de plusieurs années. Sur le pays, il n’avait jusque là « entendu que de bonnes choses ». Au fur et à mesure du temps qui passe toutefois, il se rend progressivement compte que derrière la façade idyllique souvent contée, se cache une réalité beaucoup plus sombre. Frappé par ce contraste entre la réalité souvent perçue et la réalité vécue par la population il a décidé de témoigner de son expérience dans un livre « Bad News – derniers journalistes sous une dictature » dans lequel il nous livre l’envers glaçant du décor rwandais.
En 2009 quand Anjan Sundaram se rend au Rwanda, ce n’était pas pour écrire « BAD News[1] ». Il pense se rendre dans un pays calme pour écrire un livre sur la République Démocratique du Congo. En effet il raconte lors du forum sur la liberté à San Francisco en 2016 : «je suis parti au Rwanda écrire un livre, je n’avais entendu que des bonnes choses à propos du Rwanda, on m’avait dit que c’est un très beau pays, calme, qui respire la paix, voire un peu ennuyant, j’avais entendu que l’économie avait fait un bond spectaculaire après le génocide de 1994 ». Sur place il est confronté à la réalité, dans le même discours il dit « Qu’est-ce cela fait de vivre dans un endroit où l’on vous punit parce que vous avez dit la vérité ? Où les gens en qui vous avez une confiance totale vous trahissent, là où on détruit les valeurs qui vous sont les plus chères ? J’ai été confronté à cette situation d’une façon inattendue au Rwanda. On m’a donné l’occasion de former un groupe de journalistes, un jour un journaliste m’a raconté qu’il y avait des milliers de sans-abris au Rwanda (… )». Pour la suite nous vous laissons découvrir les éléments essentiels de son livre, le contraste entre la carte postale véhiculée par le pouvoir en place et la réalité vécue par les rwandais.
La puissance de l’écriture
Dès les premières pages Anjan Sundaram explique que l’écrit est craint par toutes les dictatures. Sa richesse, son caractère intemporel et sa capacité à éclairer les consciences en font une arme redoutée par les pouvoirs répressifs.
« L’écrit offre des possibilités dont la radio, par ailleurs fréquemment employée comme outil de propagande, est dépourvue. L’écrit a un potentiel subversif dans un régime autoritaire, c’est un espoir de liberté. Cela s’est vérifié dans toutes les révolutions jusqu’au printemps arabe, y compris à l’heure numérique. Les auteurs sont souvent en première ligne lors de révoltes ».
Plus loin dans le livre, alors que le journaliste tente de prendre des notes lors d’une cérémonie officielle, on le lui interdit :
«Nous avons une culture orale. Les gens deviennent nerveux quand tu écris. Ça laisse des traces. »
La disparition du journalisme
Plusieurs journalistes et étudiants participent à la formation dispensée par l’auteur et trois d’entre eux se démarquent :
- Moïse : un journaliste expérimenté, il est chargé de recruter les étudiants, à savoir que pour participer au programme il faut travailler dans la presse en tant que propriétaires ou simples salariés. Rescapé du génocide, Moïse avait écrit des articles dénonçant les massacres durant le génocide au péril de sa vie. Sous le régime du FPR, il avait décidé de s’engager contre la répression mais de façon plus discrète.
- Gibson : un jeune journaliste très doué, il est au départ journaliste auprès d’Umuseso « Aurore », principal journal indépendant du pays. Gibson est contraint à l’exil une première fois en Ouganda, revient au Rwanda et finit par s’enfuir définitivement une seconde fois.
- Agnes[2] une jeune femme de petite taille, c’est une habituée de la prison Rwandaise, elle dirige un journal indépendant Umurabyo « Eclair »
L’histoire commence par l’épisode de la grenade, Anjan Sundaram a entendu le bruit d’explosion d’une grenade à Kigali, quand il arrive sur le lieu il n’y a plus de traces, l’endroit est propre et on balaye les derniers débris. Quand il essaye de prendre les photos, on lui en empêche « pas de photos, pas de photos ». La vie continue comme si rien ne s’était passé. Le jour suivant aucun média local n’en parle… Anjan Sundaram explique que les journalistes attendent que l’on leur donne des directives pour pouvoir informer. Il est étonné que l’épisode de la grenade qui a pourtant fait des blessés et des morts puisse passer inaperçu comme si ce fait n’avait jamais existé. A l’inverse les articles et émissions à la gloire du régime et du président Paul Kagame se succèdent dans les médias. Les journalistes font de la surenchère, c’est à qui flattera le plus l’ego du régime en particulier du tout puissant Président.
Les journalistes qui sortent des lignes officielles, notamment en critiquant le Président ou le régime en place sont très rapidement mis à rudes épreuves. Le journal indépendant Umuseso finira par être fermé et ses journalistes pourchassés, une partie d’entre eux finit en prison, l’autre est contrainte de prendre le chemin de l’exil. Quant à Gibson, il essaye de lancer un nouveau journal Nouveaux Horizons mais immédiatement le pouvoir le harcèle, ce qui le pousse à faire sa première fuite vers l’Ouganda :
« c’est tout cela qui pousse un homme à abandonner sa patrie. Ce n’était pas une décision facile ni évidente. Gibson était soumis à une force puissante et instinctive. L’un après l’autre, les différents incidents lui avaient démontré qu’il ne pouvait pas rester, qu’il n’était plus le bienvenu dans son propre pays. Tout ce à quoi il était lié était désormais un danger. Il avait été arraché à la société, à son monde. Il était apatride, déraciné, pourchassé. Il n’existait plus d’abri contre l’isolement et la peur. »
Au début du livre, le programme est dynamique, les journalistes les plus expérimentés comme Gibson et Agnes donnent l’exemple aux plus jeunes, la prise de parole est ainsi facilitée et les sujets profondément traités.
A la fin du livre les journalistes ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. L’exil, la prison, les assassinats ont vidé le programme de ses éléments les plus prometteurs. Les pays occidentaux bien que conscients de l’état de la répression au Rwanda ferment les yeux et assument financer une dictature. L’auteur rapporte cet échange avec un ambassadeur occidental «ça ne vous inquiète pas de financer un dictateur ? … L’ambassadeur aurait pu m’envoyer balader, mais il était apparemment d’humeur à argumenter : « Ça ne me pose aucun problème de financer un dictateur ». »
Le programme n’a plus de financement et il s’est fait infiltré par le régime. L’assassinat du journalisme indépendant au Rwanda peut être acté.
Pour se faire une idée de l’ampleur de la répression des journalistes au Rwanda, l’auteur nous présente la liste des journalistes ayant subi des représailles au Rwanda entre 1995 et 2014. La liste n’est pas exhaustive et sur le graphique seule la première exaction subie par les journalistes est présentée. Dans la plupart des cas, les journalistes ont subi plusieurs mesures répressives. La liste est tirée de l’annexe 2 du livre.
Une dictature décortiquée
Au-delà du journalisme Anjan Sundaram passe les méthodes utilisées par le pouvoir pour contrôler la société au peigne fin :
- La peur : Au Rwanda tout le monde a peur, la prise de parole est rare. Moïse du fait de son statut de rescapé n’a pas peur du régime, il échange ses réflexions avec le journaliste :
« Tu sais pour contrôler un peuple, il faut créer une grande dose de peur ».
Il partage aussi son agacement :
« Ils fabriquent de la peur ici. Nous autres les survivants, nous leur avons demandé de mettre fin à cette violence, Qu’est-ce qu’ils veulent de nous ? »
- La méfiance entre individus : le peuple est constamment sous surveillance, en plus du contrôle exercé par les autorités, les cercles familiaux et amicaux sont touchés. Les amis, les membres d’une même famille se dénoncent pour faire plaisir au pouvoir en place. C’est la notion de la « liberté négative » :
« Sous une dictature, on ne gagne pas sa liberté en défendant celle d’autrui, mais en œuvrant à la réduire, car chaque dénonciation vous offre un petit plus d’espace. Même si une telle liberté ne peut durer, même si la trahison peut finir vous couter ce qu’elle vous a offert, c’est une forme de liberté : une liberté négative. »
- La pensée unique : Seul ce que le pouvoir autorise à être dit est relayé par la presse.
« La haine entre gouvernants et gouvernés était ancienne au Rwanda. Mais la pensée unique la poussait jusqu’à sa limite logique. Juste avant le génocide, on avait lancé des journaux principalement dans le but de flatter le gouvernement, ils encourageaient les tueurs et prenaient soin de déshonorer les victimes. La flatterie était un symptôme de la pensée unique. Elle remplaçait les voix qui s étaient tues. »
- La répression: les initiatives de la vie courante, même banales peuvent conduire en prison au Rwanda. Dans la campagne Bye-Bye Nyakatsi (programme lancé par le Gouvernement pour remplacer les huttes par des logements modernes) les villageois avaient commencé à détruire les toits de leurs huttes pour montrer leur bonne volonté au régime. C’est le cas d’un village dans lequel les paysans avaient mis leur santé en danger en détruisant les toits de leurs maisons en pleine saison pluvieuse. C’est alors qu’un pasteur prit une initiative louable qui lui couta la liberté :
«Le pasteur d’une petite ville avait été emprisonné. Il avait appelé les paysans à cesser de détruire leurs huttes tant que les pouvoirs publics n’auraient pas construits de nouveaux logements. »
Pour résumer, on peut retenir de ce paragraphe le passage suivant :
« L’oppression sautait aux yeux de quiconque en avait déjà fait l’expérience. Un employé russe de l’ONU que je rencontrai trois jours après son arrivée me dit rapidement que le pays lui faisait penser à l’Union soviétique. »
Une société fragilisée
Une chose intéressante dans « Bad News » est le regard avisé qu’Anjan Sundaram pose sur la société rwandaise. Ayant lui-même grandi dans une dictature il arrive à saisir les paradoxes et la destruction lente de l’individu. L’image est loin de celle de la carte postale officielle véhiculée par le pouvoir de Kigali.
- Loin des lumières : Gibson fait remarquer à Anjaran Sundaram qu’une grande route bien éclairée, propre est déserte à une heure de pointe. En faisant attention, le journaliste finit par remarquer que la population préférait emprunter une artère secondaire non bitumée et non éclairée ! Et à Gibson de lui expliquer :
«Tu commences à comprendre notre pays maintenant ? Nous les pauvres, nous sommes comme des insectes, nous avons peur de la lumière. Nous nous cachons du gouvernement qui veut nous voir tout le temps. Tu vois maintenant que la vérité est dissimulée dans notre pays, il ne faut pas chercher ce qui est là, mais ce qu’ils cachent. Tu peux ne pas prêter attention à ce qu’ils te montrent, mais tu dois écouter ceux que l’on fait taire. Tu dois avoir un regard diffèrent sous une dictature, tu dois réfléchir à comment écouter ceux qui vivent dans la peur »
- Les liens familiaux sont brisés : Ce qui étonne Anjan Sundaram est la facilité avec laquelle les mères dénoncent leurs propres enfants
« les femmes nombreuses ayant dénoncé leur fils ne montraient aucune honte et n’ont pas trouvé que leur décision avait été très difficile à prendre. Elles cherchent au contraire à être mises en avant à rencontrer des visiteurs pour qu’ils puissent en parler au monde entier. C’est la méthode du pouvoir pour briser la société. J’avais devant moi des héros : ils étaient la preuve que le lien entre une mère et son enfant de ne devait pas passer devant la loyauté envers la nation. »
Un autre jour il retrouva un Moïse complètement démoralisé :
« Ils allaient recruter Moïse comme espion. Il allait être utilisé contre certains membres de sa famille qui avaient fui le pays et comptaient désormais parmi les intellectuels des communautés rwandaises exilées en Europe et aux Etats-Unis. »
- Où commence le libre-arbitre ? A la fois sous les régimes précédents et sous le régime actuel à Kigali, la société Rwandaise s’est habituée à obéir au point de se confondre avec le pouvoir. Le journaliste explique qu’une émotion ressentie par le Président est ressentie aussi par le peuple. Anjan Sundaram s’entretient avec un génocidaire en prison :
« ils nous disent de construire une route, alors on obéit. Ils nous disaient de tuer, alors on le faisait…Tout ce qu’il nous faut c’est un ordre. Et regarder là-bas, dit-il en indiquant le sommet de la colline voisine où une foule agitant de nombreux drapeaux était amassée autour d’une scène, il nous dit de venir chanter pour lui alors nous y allons » … « dites-moi ce qui se passe dans votre tête. Dites-moi pourquoi s’il vous dit d’y aller vous devez y aller, s’il vous dit de tuer vos amis et vos voisins vous le faites. … » …. « ce que je veux dire, c’est que dans ce genre de pays, nous ne savons pas où s’arrête l’Etat et où nous commençons »
Au terme de la lecture du livre, on parvient à la conclusion que l’état de la société rwandaise ne fait que s’empirer. La succession des mauvaises gouvernances a laissé très peu d’espace à la construction individuelle. Ils sont très peu à oser avoir le courage de s’exprimer. C’est un livre intéressant à lire pour avoir un aperçu des paradoxes rwandais. Le courage des journalistes Rwandais qui osent résister au pouvoir en place est à saluer.
Déjà classé 156ème sur 180 pays au classement mondial de la liberté de la presse en 2018 par Reporters Sans Frontières, la situation des journalistes rwandais pourrait encore se dégrader, le Rwanda venant de réduire davantage la liberté d’information.
Ce jeudi 28 Septembre2018 en effet, une loi réprimant la publication des caricatures représentants une personnalité de l’Etat vient d’être adoptée par le régime. La publication d’une caricature peut désormais valoir à son auteur une peine de deux ans de prison et une amende pouvant aller jusqu’à 1145 $ US, cette peine peut être doublée lorsque la personnalité de l’Etat en question est un parlementaire ou un Haut responsable.
Constance Mutimukeye
Jambonews.net
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[1] Anjan Sundaram, Bad News, Marchialy, « Marchialy », 2018, p. 206.
[2] JamboNews lui a consacré un article en 2012 http://www.jambonews.net/actualites/20120201-rwanda-les-journalistes-saidath-mukakibibi-et-agnes-nkusi-jugees-en-appel/ Elle a été libérée le 18 Juin 2014