Fabrice Epstein est un avocat trentenaire, connu aussi pour être un novateur du droit en l’ « uberisant »[1]. Il a publié en 2019 un livre « Un génocide pour exemple », c’est dans ce cadre qu’il a accepté de nous accorder un interview.
Jambonews : Maître Epstein, merci de nous accorder cette interview, pourriez-vous vous présenter brièvement ?
Fabrice Epstein : Bonjour, merci de m’accorder cette interview. Je suis avocat depuis plus de dix ans. Ma pratique quotidienne s’inscrit dans le droit des affaires. J’interviens également comme avocat de la défense dans des procès de droit pénal international, pour des Rwandais accusés en France de génocide et de crimes contre l’humanité.
Jambonews : Pourquoi ce titre « Un génocide pour l’exemple » quand l’histoire du livre est beaucoup plus qu’un génocide ? On pourrait même dire que c’est l’histoire d’une vie dans laquelle les génocides s’invitent.
Fabrice Epstein:Votre remarque est très juste. Ma vie, si l’on peut dire, est irriguée par le génocide. L’originalité du livre est d’entrelacer la shoah et le génocide des Tutsi, et surtout, de passer d’une position de victime héritée à celle, choisie, d’un avocat de la défense de « présumés génocidaires ». Au départ, le livre devait s’appeler le génocide en héritage. J’avais « hérité » la shoah et le génocide des Tutsi entrait dans ma vie professionnelle et aussi personnelle car, pour de tels sujets, l’un ne peut aller sans l’autre. Après, focalisé sur l’affaire Simbikangwa, le titre a changé pour se concentrer sur le fait que le procès de Simbikangwa avait été un exemple d’une justice pour apaiser les consciences. Premier condamné en France pour génocide, premier condamné en France dans le cadre du génocide rwandais, sur le fondement de témoignages fallacieux, il avait été un génocidaire pour l’exemple. Aussi, la France condamnait un étranger pour génocide, alors qu’elle avait « seulement » condamné les Français ou étrangers impliqués dans la shoah, pour crimes contre l’humanité. Le génocide rwandais était dès lors un génocide pour l’exemple.
Jambonews : Vous avez découvert le Rwanda en 2007 lors d’un voyage dans le cadre de vos études de droit ; avant cette date aviez-vous entendu parler du Rwanda ?
Fabrice Epstein : Oui, j’ai découvert le Rwanda et la Tanzanie à l’occasion d’un voyage d’études. J’ai deux souvenirs très précis de moments télévisuels, lorsque j’étais jeune (c’est-à-dire moins de 13 ans, l’âge où le judaïsme fait de l’enfant un homme) : l’assassinat d’Itzhak Rabin, et les tristement célèbres images d’un interahamwe massacrant des personnes à terre. C’est donc en avril 1994 que j’ai entendu parler du Rwanda, pendant le génocide. Tout le monde était indifférent, cela semblait loin, à la différence de la Yougoslavie. A ce moment-là, je ne pensais pas qu’un jour, je serai proche du Rwanda et des Rwandais.
Jambonews : Quand vous êtes allé au Rwanda, aviez-vous des attentes particulières ?
Fabrice Epstein: Lorsque je suis allé au Rwanda, c’était en 2007, juste après que Bruguière ait rendu son ordonnance. D’ailleurs, nous devions partir en 2006, le voyage a été reporté à cause de l’évolution de l’enquête sur l’attentat de Habyarimana. J’étais vierge de toute connaissance, j’avais simplement lu un livre de Gourevitch, « Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles ». Je me posais beaucoup de questions sur la psychologie des Rwandais. Je me demandais si les Tutsis étaient, comme les Juifs, (dans mon imaginaire), les éternelles victimes. Mon voyage au Rwanda et en Tanzanie allaient susciter de nouvelles questions ; surtout l’envie d’en savoir plus car on ne parlait pas du génocide, des ethnies. Et puis, j’avais le sentiment que cette histoire comportait une dose de complexité que je ne réussissais pas à appréhender.
Jambonews : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué au Rwanda ? A la fois dans le sens positif ou moins positif ?
Fabrice Epstein :Je suis parti au Rwanda avec des étudiants, ainsi qu’avec un ancien bâtonnier du barreau de Pontoise très impliqué dans la reconstruction du barreau de Kigali, et plus profondément encore dans l’histoire du Rwanda.
J’ai été très étonné de voir un pays où il ne fallait pas parler du génocide. Lorsque je rencontrais des gens dans la rue, je leur demandais quelle était leur ethnie, et aucun ne répondait. Je me disais que c’était étonnant de vouloir mettre tout ça de côté. La parole semblait cadenassée, et j’étais aussi très surpris par le comportement des gens, notamment vis-à-vis des Églises. Le dimanche, le bâtonnier, chrétien pratiquant, nous avait forcés à aller à la messe, et là je voyais des gens qui entraient dans les Églises comme des moutons alors que quelques années auparavant, ils y avaient été massacrés.
Ce qui m’a semblé très positif, étaient les témoignages très nobles des victimes que j’avais pu rencontrer, très différents de ceux auxquels j’ai pu faire face plus tard à la cour d’assises. Peut-être que l’intimité d’une pièce close permettait de dire les choses d’une meilleure façon que dans une enceinte judiciaire où il est question de la responsabilité d’un accusé.
J’espère avoir répondu à la question. Aujourd’hui, on a le sentiment qu’il faut complimenter le Rwanda pour ses avancées technologiques et son positionnement en tant que start-up nation. Ce mythe de la chance pour tous entretient aussi ce nouveau Rwandais, qui ne se définirait plus par son ethnie. Tout cela, c’est un mensonge éhonté, et je crains que ce ne soit pas la bonne solution pour réconcilier des positions antagonistes.
Jambonews : Quand vous avez découvert les tribunaux rwandais, les juridictions Gacaca et le TPIR, auriez-vous imaginé ou parié que quelques années plus tard vous défendriez un accusé de génocide devant une cour d’assisses en France ?
Fabrice Epstein : Non absolument pas. De manière générale, je ne m’imaginais pas forcément en avocat plaidant. A priori, j’allais plutôt passer mon temps dans un bureau à rapprocher des entreprises pour qu’elles se marient et prospèrent dans le bonheur (ce que je fais la plupart de mon temps). Mais je sentais qu’il y avait quelque chose pour moi dans ces procès, car cela dépassait le cadre purement pénal. Un crime a été commis, l’accusé est-il celui qui l’a commis ? Là, il y avait l’histoire, la sociologie, le crime de masse, la réconciliation. C’était comme un cours qui convoquait une multitude de thèmes, d’idées et pour tenir le rôle, il fallait, dans ma compréhension, être plus qu’un avocat, une sorte de professeur, qui explique beaucoup, pédagogue et je me voyais bien dans ce rôle. En écrivant le livre Un génocide pour l’exemple, j’ai retrouvé le rapport de stage que j’avais rédigé à l’issue des voyages au Rwanda et en Tanzanie et je disais assez benoîtement que, quand je serai plus grand, je défendrai un présumé génocidaire. Je ne connaissais pas Pascal Simbikangwa, j’avais assisté à un procès à Arusha, j’étais incapable de me souvenir du nom de l’accusé. Mais j’avais cet espoir d’entrer dans ce génocide, dans ces dossiers. C’était ancré.
Jambonews : Qu’est-ce qui vous a poussé à défendre Pascal Simbikangwa ?
Fabrice Epstein : Lorsque j’étais secrétaire de la conférence (concours d’éloquence organisé par le barreau de Paris, au terme duquel douze « jeunes » avocats sont, pendant une année, désignés comme commis d’office dans les dossiers criminels), j’ai entendu parler du dossier du « capitaine Simbikangwa ». Je raconte cette scène dans le livre, autant qu’il m’en souvienne. Alexandra, notre dixième secrétaire, avait fait savoir aux autres membres de la conférence qu’un Rwandais demandait des avocats commis d’office. Nous avions vaguement entendu parler d’une loi de compétence universelle applicable en cas de crimes de masse. Simbikangwa voulait des avocats parisiens car il était défendu par un avocat toulousain qui ne pouvait se rendre disponible lorsque le mis en examen l’exigeait.
J’ai tout de suite sauté sur l’occasion. Je n’ai jamais vraiment réfléchi au pourquoi. Mais deux raisons me paraissaient évidentes. La première c’est qu’il était question de l’infraction de génocide, et je voulais m’y confronter. La seconde est que j’avais été au Rwanda et en Tanzanie, j’avais le sentiment que cela me rendait légitime pour traiter ce dossier, comprendre la complexité des enjeux etc…Après un vote, où dans mon souvenir le génocide ne suscitait que de l’indifférence ou du désintérêt, Alexandra et moi, nous nous auto-désignions.
Jambonews : Vous dîtes à plusieurs reprises que c’est un dossier où il y a plus de coups à recevoir qu’à donner. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Fabrice Epstein : Oui, c’est une expression que j’ai employée, et qui n’est pas très jolie. Mais l’idée est claire. Aujourd’hui, le discours est univoque. Ce qui n’était pas le cas vingt ans auparavant. Aujourd’hui donc, la doxa est claire : le Rwanda est un pays modèle, qui s’est très sérieusement reconstruit. Depuis 25 ans, Kagame et sa bande de coupe-jarrets sont au pouvoir, ils font le nouveau Rwanda et cela implique de catégoriser utilement et de dresser une peinture aux contours extrêmement précis : les Tutsi sont des saints, massacrés, parce qu’ils étaient Tutsi, les Hutu sont des monstres et ils méritent d’expier leurs crimes jusqu’à la fin des temps. En France, le débat est polarisé de cette façon et qui oserait en prendre le contre-pied serait traité de négationniste. J’ai le défaut de ne pas penser comme la doxa, et encore dans mon approche, j’ai le sentiment d’être très peu dogmatique ou extrémiste, et ce d’autant que mon nom et mon histoire m’autorisent à dire des choses que d’autres ne peuvent pas dire. Pour autant, je suis, avocat de Simbikangwa ou Ngenzi, considéré, par des bienpensants, souvent méchants et agressifs, comme un négationniste. Les coups reçus sont nombreux, je ne les accepte pas, mais je dirais presque qu’ils font partie du jeu. Ce que je regrette, c’est que de l’autre côté, on ne veut pas jouer. On ne veut pas débattre, on ne veut pas discuter, on a peur de confronter ses idées et cela s’est beaucoup ressenti dans le traitement médiatique de mon livre, pas ou peu de presse. Une volonté de ne pas évoquer ce qui au fond est un témoignage, qui embrasse le génocide des Tutsi (et qui embarrasse également !), mais également une histoire personnelle qui essaie de transcender une position victimaire héritée.
Une dernière réflexion. Les coups pris ne font que renforcer, et malgré la déception, il m’est impossible de sortir de cette question rwandaise. Les coups rendent donc plus forts !
Jambonews : Si la France juge des présumés génocidaires c’est parce qu’elle s’est dotée d’une Compétence Universelle. Quels sont les points forts et les points faibles de cette CU ?
Fabrice Epstein : Bien sûr, la compétence universelle est une bonne idée. Juger un étranger pour le crime des crimes, bien que commis à l’étranger, lorsque la personne accusée du crime réside sur le territoire français, c’est une idée importante, belle et qui peut trouver beaucoup de justifications. Le problème de la compétence universelle, du moins en France, c’est son application, voire son applicabilité. C’est-à-dire que la France n’a pas les moyens de ses ambitions. Le code de procédure pénale n’est pas adapté pour la tenue d’un tel procès. L’exemple des droits de la défense est le plus saillant : les avocats de la défense ne disposent pas des mêmes moyens que l’accusation : moyens financiers ou procéduraux. La conséquence est que parfois, la cour qui juge en vertu de la compétence universelle, pourrait se retrouver dans une impasse. Demandez à la cour d’assises de se déplacer au Rwanda pour juger des distances entre les habitations, ou tout simplement pour voir, s’imprégner, elle ne peut le faire car les textes de droit français ne le lui permettent pas. C’est absurde, et cela ne semble choquer personne. Ce qui est gênant avec la compétence universelle telle qu’elle existe, c’est que le procès devient un procès pour l’exemple. C’est l’idée de génocide que l’on condamne, le droit n’est plus d’aucun secours, et ça, l’accusé le ressent.
Je ne dis pas que la compétence universelle est une mauvaise chose, elle devrait être réformée, si elle ne veut pas devenir l’incompétence universelle.
Jambonews : Dans votre livre on comprend que vous aviez mis plusieurs mois à comprendre la complexité du contexte rwandais, pensez-vous que dans une cour d’assises les jurés ont le temps de la saisir ?
Fabrice Epstein : C’est une question importante. J’ai mis de très nombreux mois à comprendre l’accusé, sa rhétorique, sa façon de penser, de répondre aux questions. J’ai voulu l’oublier pour comprendre le contexte. Par exemple, j’avais beaucoup de mal à percevoir que le génocide s’inscrivait dans une guerre, parfois une guérilla. Mon modèle était celui de la Shoah, les Juifs ne combattaient pas contre le régime nazi. Ils étaient les victimes désignées par décret. C’était différent, et à la différence d’un certain nombre de livres que je lisais, je ne voulais pas plaquer ma réflexion sur celle qui m’était familière depuis le plus jeune âge et qui, à mon sens, pour les chercheurs, représentait une certaine facilité, un éclairage trop commode pour expliquer un phénomène à la fois unique et singulier.
J’ai mis beaucoup de temps ; toutes les parties prenantes au procès ont été dans l’obligation de faire un travail très important. Mais cela ne veut pas dire que les jurés ou les magistrats professionnels (seul le président de la cour d’assises bénéficie de la copie du dossier à l’avance ; ses deux compères le découvrent en même temps que les jurés) n’ont pas le temps ou ne peuvent pas comprendre. La magie de la cour d’assises, c’est l’oralité de la procédure et à procès exceptionnel, procédure exceptionnelle. Dans une cour d’assises comme celle-ci, des experts viennent pour expliquer ce qu’est un génocide, l’histoire du Rwanda, les massacres de Tutsi précédant le génocide, les guerres, les interventions de l’armée française etc…Cela permet d’accumuler des connaissances rapidement. Ce n’est pas cela qui me pose problème ; ce qui me gêne, c’est qu’il n’est pas possible d’inviter à témoigner des personnes, historiens, journalistes, qui ne sont pas du goût des bienpensantes parties civiles. Quel cirque lorsqu’en appel, nous avons fait citer le journaliste Pierre Péan, qui avait des choses très intéressantes à dire sur un sujet qu’il connaît très bien. De même, lorsque j’ai fait lire des extraits du livre de Bernard Lugan, Un génocide en question, à mon sens excellente synthèse du TPIR, les avocats des parties civiles ont dit que j’avais un livre diabolique entre les mains. C’est cela qui a manqué aux différentes cours d’assises auxquelles j’ai pris part : un débat, une controverse.
Jambonews : Un spécialiste du Rwanda, un historien que la presse française voit comme le plus légitime sur le Rwanda, n’est à priori ni spécialiste du Rwanda, ni spécialiste du génocide. La notion des experts français sur le Rwanda ne pose-t-elle pas un problème ?
Fabrice Epstein :Oui, bien sûr, j’y ai un peu répondu par avance. Entre les experts qui ne veulent pas venir (alors qu’ils connaissent vraiment le sujet et sont de vrais intellectuels avec une vision critique) et ceux qui sont des militants avec le Rwanda, nous n’avons pas beaucoup de chance. Dans le livre, je me suis concentré sur l’intervention d’un expert cité par l’accusation qui n’est ni un spécialiste du génocide, ni du Rwanda. Il a d’ailleurs eu la franchise de le reconnaître à l’audience, mais attention, pour rien au monde, il n’aurait refusé de venir éclairer une cour d’assises « historique ». Cela pose un très grand problème, car la cour d’assises a condamné Simbikangwa, Ngenzi et Barahira, en avalisant les dires de cet expert, alors qu’il ne connaît le Rwanda que depuis peu et que surtout, il est un militant. Mais je dois avouer que je peux comprendre que l’on devienne militant, lorsque l’on s’intéresse au Rwanda. Comme pour toute dictature, le discours est séduisant. Je comprends qu’il y ait des acheteurs, le Rwanda d’aujourd’hui, c’est un excellent produit marketing, l’influence anglo-saxonne n’aura peut-être pas servi à rien.
Jambonews : Dans le livre on comprend que le procès de Simbikangwa a reposé sur les témoignages, cependant certains témoignages ont visiblement soulevé des doutes sur leur véracité, le doute n’a-t-il pas profité au parquet ?
Fabrice Epstein :Oui, peut-être, pour une raison, c’est que le génocide a été commis et là-dessus, il n’y a aucun doute possible. Simbikangwa a été la victime d’un procès du génocide, de la nécessité pour un tribunal français, et indirectement le gouvernement, de dire que plus de vingt ans après, l’impunité ne pouvait demeurer, et qu’il fallait condamner et reconnaître le génocide des Tutsi. Comme vous le savez, à Gisenyi, les témoignages n’ont pas tenu devant la cour d’assises, les témoins se souvenant près de vingt ans plus tard, du numéro de la plaque d’immatriculation de la voiture que conduisait Pascal Simbikangwa. D’une manière générale, les témoignages avaient posé problème dans le cadre de l’instruction. Les témoignages en tant que tels bien entendu, mais aussi les conditions du recueil de ces témoignages. C’est un peu comme en médecine, les résultats sont faussés si l’expérience n’a pas respecté un certain nombre de prérequis. Que dire de ceux qui ne reconnaissaient plus l’accusé, de celles et ceux qui demandaient pardon avant de prendre la parole, ou s’enquerraient des frais occasionnés par leurs témoignages ; et enfin de celles et ceux qui dans la même phrase exprimaient une idée et son exact contraire, tranchant en expliquant que c’était un peu des deux. Le parquet d’ailleurs avait tenté une expérience intéressante, présenter un faux témoin devant la cour [N.D.L.R : un témoin, interrogé pendant l’instruction, avait été identifié comme un menteur patenté ; le parquet avait cependant souhaité le citer devant la cour pour répondre au credo de la défense : « les témoins sont tous des menteurs »], pour expliquer qu’il n’était pas exclu que certains mentent complètement. Ce n’était pas très probant, et cela avait plutôt tendance à susciter des questions chez les jurés : pourquoi de faux témoignages ? Dans quel but ? Y a-t-il réellement une pression pour ceux qui témoignent ? Pourquoi Simbikangwa n’a-t-il fait citer aucun témoin à décharge alors qu’il dit avoir sauvé des Tutsi ?
Jambonews : Dans le procès de Pascal Simbikangwa la justice a à la fois acquitté et condamné, n’est-il pas un signe d’une justice apolitique et impartiale ?
Fabrice Epstein : On pourrait le dire. J’ai plutôt tendance à voir une justice incohérente. D’abord dans le quantum de la peine. Condamner un homme à 25 ans de prison, alors que la cour le déclare génocidaire, j’aurais tendance à dire que ce n’est pas assez. Cela montre plutôt qu’il y avait (et qu’il y a toujours) un malaise. Il était trop dur d’acquitter jusqu’au bout. Je suis persuadé que des jurés, en trop faible nombre peut-être, ont voté pour l’acquittement plein et entier. J’ai eu, au terme du procès, le sentiment d’une justice qui ne regardait pas l’accusé en face.
Je n’emploie pas le mot de politique, car je ne suis pas à l’aise avec celui-ci. J’ai le sentiment que la justice est, par essence, politique. Une certaine politique, en condamnant Simbikangwa, a gagné. Enfin, on ne peut dire que cette justice a été impartiale, elle a accordé une place à la défense, c’est certain, mais n’est pas allée au bout du raisonnement. Peut-être était-ce trop dur, trop triste, je ne sais pas.
Jambonews : Vous avez une façon particulière de faire le portrait des hommes ou des femmes qui croisent votre chemin, n’avez-vous pas peur que votre livre vous crée des ennemis ?
Fabrice Epstein : Dans le livre, j’ai cité une phrase de Robespierre pour décrire Simbikangwa : « j’aime bien que l’on m’accuse. » Moi, c’est différent. J’ai plutôt peur que l’on m’accuse, mais je vis très bien avec. Surtout, en réfléchissant à votre question, je m’aperçois que je n’ai pas d’ennemi. Un ennemi veut se battre, il veut un duel, un débat, enfin une rencontre, pour s’assurer de son ennemi. Ici, c’est très différent, personne ne veut débattre avec moi à l’occasion d’un colloque, d’une radio, d’une télé ; on ne veut entendre que le même point de vue. Par conséquent, je n’ai que des amis.
Le livre est un témoignage, j’ai voulu raconter les choses telles que je les avais vécues, avec honnêteté, sans fard, sans complaisance vis-à-vis des autres, mais aussi sans complaisance vis-à-vis de moi-même.
Jambonews : Selon Alain Gauthier, Vous avez des comptes à régler avec vous-même. Qu’en pensez-vous ?
Fabrice Epstein : Tout le monde a des comptes à régler avec son passé, son présent. J’ai voulu dans ce livre, et dans ce combat, mener une enquête pour aller à l’origine des choses pour moi. Je ne sais pas vraiment si Alain Gauthier est en mesure de prodiguer des conseils intelligents, mais comme j’ai de l’humour (juif), j’ai lu avec plaisir le compte-rendu de mon livre sur son blog, et j’espère que ses lecteurs l’ont acheté fissa. Par ailleurs, je comprends son combat mais je n’apprécie pas ses méthodes. En tout cas, je considère ne pas avoir de comptes à régler avec lui.
Jambonews : Le sujet Rwanda polarise et vous le décrivez bien dans votre livre. Avez-vous attrapé le virus Rwanda : pourriez-vous défendre un autre dossier rwandais devant la cour d’assises ou pour vous le Rwanda c’est définitivement terminé ?
Fabrice Epstein : Je ne sais pas si c’est un virus, mais il est certain que cela ne me quitte plus. Oui, j’accepterai de défendre un autre dossier devant la cour d’assises, mais je n’accepterai qu’un acquittement potentiel ! Mais plus sérieusement, il y a une question qui me paraît très importante, et sur laquelle j’aimerais travailler, c’est celle de la réconciliation. La réconciliation, c’est un sujet qui me touche, j’ai parfois l’impression de ne pas être réconcilié avec mon passé et celui-ci me paraît trop loin pour que je puisse m’accorder avec ceux qui ont tué ou souhaité la mort des miens. Pour les Rwandais qui ont mon âge, ou un tout petit peu moins, la réconciliation est à portée de mains, elle passe par des mariages, mais peut-être dans un premier temps des amitiés, des débats, des projets communs. J’aimerai participer à ce débat, si ma femme m’y autorise !
Jambonews : Pourquoi avoir utilisé, sur la quatrième de couverture, les termes « Le génocide des Tutsis par les Hutu », c’est une stigmatisation de tous les Hutus, que diriez-vous aux Rwandais qui vont lire votre livre ?
Fabrice Epstein : Oui, vous avez raison, on pourrait le comprendre comme une stigmatisation. Et c’est un exemple supplémentaire de la difficulté de parler du génocide et de ramasser les faits dans une formule générale. C’est un choix éditorial, pour tenter d’expliquer et permettre aux lecteurs de se situer. Mais au fond, c’est un mauvais choix car il ne réussit pas à trouver une synthèse. Il aurait uniquement fallu parler du génocide des Tutsi ou du génocide des Tutsi et des Hutu modérés sans viser les éventuels commanditaires.
Aux Rwandais qui voudraient et pourraient lire mon livre (j’espère qu’il fera l’objet d’une traduction en kinyarwanda), je voudrais leur dire, peu importe la quatrième de couverture, il faut lire ce témoignage d’un non-Rwandais, car il donne des clés pour comprendre la réception du génocide en France. Il raconte également l’itinéraire d’un Juif qui essaie de se réconcilier avec son histoire, trois générations plus tard. Il y a peut-être des chemins à emprunter, des expériences à partager, pour ceux qui se sentent loin de leur pays, de leur culture, et d’un apaisement que l’expérience d’un génocide ne peut donner. Comme le disait mon grand-père, parler sans haine (ce que je réussis parfois dans le livre ; je dis bien parfois), c’est déjà une part de bonheur.
Jambonews : Dans le livre on comprend que, d’avoir défendu Pascal Simbikangwa vous a valu le fait d’être taxé de négationniste. Cette accusation n’est pas banale et comporte une forme de violence, comme l’avez-vous vécue ?
Fabrice Epstein : Oui, vous avez raison, comme toutes les accusations, celle-ci comporte une forme de violence. Je ne serais pas le premier à vous dire qu’un procès pénal est violent par principe. Ce qui est pervers dans cette accusation, c’est l’angoisse qu’elle peut receler, mais l’angoisse est un moteur également et dans un procès comme celui de Pascal Simbikangwa, ce qui est intéressant et fondateur c’est, pour un avocat comme moi, la possibilité de changer d’avis, d’évoluer dans sa vision du génocide, de l’accusé, des parties civiles etc…Si être négationniste, c’est l’usage de sa faculté à remettre en cause un certain nombre de poncifs, à se détacher de ceux qui hurlent avec les loups, de ceux qui veulent condamner à tout prix par ce qu’ils souffrent, alors cela ne me gêne pas d’être négationniste.
Vous savez, on m’a aussi taxé d’ « uniciste ». Dans la bouche de ceux qui l’ont prononcé, cela veut dire que l’on considère que la shoah est unique, et cela fait de vous un négationniste, car vous ne mettez pas le génocide des Tutsi sur un même plan. Je persiste et signe, on ne peut comparer ces deux catastrophes. Et si c’est cela être négationniste, là encore j’assume. D’ailleurs, les gens qui m’accusent d’être négationniste n’ont qu’à me poursuivre, j’ai un très bon avocat (mon associé).
Jambonews : Et la Biélorussie dans cette histoire ? Aviez-vous besoin de passer par Murambi pour découvrir Kletsk ?
Fabrice Epstein: La Biélorussie s’inscrit en pointillés dans cette histoire. Ce n’est que pendant le procès de Pascal (entre la première instance et l’appel) que j’ai su que la famille de mon grand-père paternel venait de Kletsk. J’ai aussi appris à ce moment-là qu’ils n’étaient pas morts dans un camp, mais dans ce que l’on appelle la shoah par balles. C’était une révélation. Après, j’ai voulu y aller. Je voulais y « retourner » depuis toujours. La Biélorussie, c’est un pays aussi sacrifié par les Russes et les Allemands, un pays sur le sol duquel les uns et les autres se sont essuyés.
Et lorsque j’avais été à Murambi, je dois dire que je ne connaissais pas mes origines. Combien de Juifs ashkénazes pensent qu’ils viennent de Pologne, sans connaître les villages où sont nés leurs aïeux. Ce qui est curieux, c’est qu’il est assez facile de retrouver les traces, car les Juifs du Livre ne jurent que par les livres. Chaque shtetl possède son yitzkor book, livre de souvenirs, compilation qui fait revivre les gens qui peuplaient le shtetl, ce petit village juif. Le lien est évident avec les collines du Rwanda.
Et oui, pour rejoindre Kletsk, je devais très certainement passer par Murambi. Après le verdict de mars 2014, j’étais encore plus à la recherche de mon identité. Je devais savoir et partir et j’ai mis en application la maxime du rabbin : « Ne demande ton chemin à celui qui te connaît, tu risquerais de ne pas t’égarer ».
Jambonews : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre grand-père ?
Fabrice Epstein : Mon grand-père est mort quelques mois après ma naissance. On dit qu’il voulait absolument me rencontrer. Je sais qu’il avait les yeux bleus, et parlait de nombreuses langues. Je sais qu’il était un humaniste à l’extérieur et quelqu’un de difficile à l’intérieur (dans le silence du foyer). Mon regret est de ne pas avoir pu prendre le temps de lui parler, d’échanger. Lorsque j’étais jeune, je manquais de culture ou plutôt d’interlocuteur pour qui la culture, la connaissance, le savoir étaient des valeurs cardinales. Mon grand-père ne parlait pas des autres, mais de la Bible, d’Israël, de sujets autres que les petites jalousies du quotidien. Peut-être que je l’idéalise un peu, mais sa présence me manque. Ce livre est un hommage que je lui rends, à notre culture, à nos mémoires, à sa langue, à son cœur. Curieusement, le livre ne lui est pas dédié. Outre ma femme (qui est et a été un ange pendant la rédaction anxieuse du livre), le livre est dédié à la mémoire de mon grand-oncle, Léon dit Léo Klausner, un homme que j’imagine grand et fort, mécanicien, mort à Auschwitz, dans les dernières semaines de la vie du camp. J’aurais aimé le connaître. Léo était le frère de ma grand-mère. On dit qu’après la shoah, à Lons-le-Saulnier, quelqu’un conduisait un camion au nom de son entreprise. Je ne suis pas certain de la véracité de cette information. D’ailleurs, le livre pose la question de la mémoire, mais aussi de l’imaginaire qui permet de réconcilier plusieurs visions des choses.
Jambonews : Dans le livre on vous sent un peu Rwandais, ce n’est qu’une impression ?
Fabrice Epstein : Un peu ! Vous voulez dire complètement. J’aurais aimé que l’on me surnomme « Inyaryenge » !
Jambonews : Souhaitez-vous ajouter quelques mots ?
Fabrice Epstein : J’espère avoir tout dit. Merci beaucoup de m’avoir accordé cette interview.
« Un génocide pour l’exemple » en bref
En 2007 Fabrice Epstein, 25 ans, a forcé le destin pour faire partie du voyage à vocation juridique et humanitaire au Rwanda et en Tanzanie organisé par son professeur et bâtonnier du barreau de Pontoise. A cette occasion il a découvert la beauté du Rwanda, ce pays qui se remettait du génocide contre les Tutsi, un pays en reconstruction. Ce voyage a eu des allures d’un « pèlerinage » écrit-il, le Rwanda des mémoriaux, le pays des mille visages, les pays de mille églises, ces sanctuaires dans lesquels le sang des Tutsis a coulé. Ils se sont arrêtés sur le site du mémorial de Murambi, sur ce site Fabrice Epstein a surpris le guide en lui posant une question sortie de nulle part : « Je lui demande de m’expliquer ce qu’est-ce qu’un crâne, un fémur, un tibia Tutsi ? ». La réponse et le contexte de cette question se trouvent dans le livre ! Du Rwanda à la Tanzanie, des tribunaux rwandais au TPIR en passant par les juridictions populaires Gacaca, la perspicacité de Fabrice Epstein lui a permis de déceler la comédie, le mensonge ou l’hypocrisie de ces justices.
Si on se fie au titre « Un génocide pour l’exemple » on pourrait croire que ce livre est un énième livre sur le génocide au Rwanda. Ce livre se distingue des autres livres sur ce sujet par la diversité de son contenu. On y découvre l’environnement judiciaire : la prison, les juges d’instruction, le parquet, les avocats, les magistrats, les parties civiles. Cet environnement est décrit de telle façon que le lecteur peut se projeter dans la peau d’un avocat. Fabrice Epstein a le don de mettre les mots, en utilisant les métaphores, sur les concepts complexes. On l’accompagne dans sa découverte de l’Histoire du Rwanda, de la version simpliste et manichéenne (les bons contre les méchants) à la version nuancée : «Je me refusais à laisser s’écrire une histoire binaire où les Hutu sont les méchants et les Tutsi les saints ».
« Un génocide pour l’exemple » est aussi un voyage au travers de plusieurs pays : l’Italie, la France, la Tanzanie et la Biélorussie. Une histoire d’une victime héritée de la shoah, une identité cosmopolite et un regard atypique sur le monde. Pour finir, c’est une rencontre déroutante entre deux hommes : Pascal Simbikangwa, accusé des crimes de génocide et qui pense que son avocat ne pourra jamais comprendre la complexité de son dossier et Fabrice Epstein, avocat commis d’office dont le grand-oncle a été déporté à Auschwitz et la famille de son père exterminée en Biélorussie. Le premier a fini par avouer à son avocat « Maître je suis heureux, vous semblez maîtriser de plus en plus le dossier » et le second a fini par croire en l’innocence de son client.
Constance Mutimukeye
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