Imaginez que vous ayez 18 ans, la vie devant vous et la tête pleine de rêves. Comme la majorité des Rwandais, vous êtes au lendemain du génocide perpétré contre les Tutsi en 1994, ce génocide a failli vous emporter et vous essayez de vous reconstruire. Vous êtes réputé brillant en mathématiques et avez entamé les démarches pour reprendre vos études. A la place, du jour au lendemain, vous vous retrouvez dans la prison centrale de Kigali, dite « 1930 ». Dans votre nouveau monde : « Les prisonniers étaient négligés, les malades étaient envoyés dans les hôpitaux pour mourir parce qu’ils étaient transférés au dernier moment. Ils [Les responsables de la prison] les transféreraient quand il était trop tard. Le sort des prisonniers rwandais n’est jamais évoqué : leur souffrance, les tortures physiques et morales qu’ils subissent ». Comment auriez-vous réagi ? Kalima, à qui cette mésaventure est arrivée, nous donne la réponse en racontant son histoire, sa descente aux enfers, sa reconstruction et ses défis aujourd’hui.
Qui est-il ?
Kalima avait 17 ans au moment du génocide contre les tutsi au Rwanda en 1994. Il habitait dans la ville de Kigali et était élève dans une école secondaire. Il vivait avec ses petits frères et sœurs et leur mère, leur père étant décédé avant 1994. Pendant le génocide il a failli être tué à deux ou trois reprises et à chaque fois ses voisins l’ont sauvé. Il avait une carte d’identité hutue mais avait des traits physiques attribués aux Tutsi. Quand la guerre a approché leur quartier, ils se sont déplacés dans un autre quartier et y sont restés jusqu’à la prise de la ville de Kigali par le FPR-Inkotanyi. Il a alors fui la guerre jusqu’à Goma en République Démocratique du Congo. Dans la fuite il a été séparé de sa famille et a préféré retourner au Rwanda à Kigali après deux semaines.
Comment-est-il allé en prison ?
Cela a commencé quand son camarade lui a dit que l’on voulait le faire tuer, il n’a pas pris l’information au sérieux. Le soir de cette journée il a rencontré trois militaires dans la rue qui lui ont demandé s’il connaissait untel. La personne en question était lui-même, Kalima. Il a eu la présence d’esprit de répondre qu’il le connaissait et a indiqué aux militaires le chemin qui allait chez ses parents. A partir de cet instant, il a pris la décision d’aller vivre dans un autre quartier où il a été hébergé par la famille. Il a informé sa mère du lieu où il vivait et passait de temps en temps au domicile familial, en coup de vent.
Le 24 janvier 1995, il marchait dans la rue quand un militaire l’a interpellé par son nom et lui a dit bonjour. Il lui a dit que le commandant de la brigade le cherchait. Kalima était à mille lieux de se douter que c’était pour le mettre en prison. Il a suivi le militaire et une fois à la brigade, le militaire a dit « voici un Interahamwe » ! Kalima n’a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait car, dit- il : « Les militaires se sont déchaînés sur moi et m’ont rué de coups. On m’a conduit là où on enregistrait les nouveaux prisonniers, c’était le début du chemin de croix ». Il est resté dans le cachot jusqu’au 01 février 1995 : « c’était un beau jour de février 1995 vers 15h, nous étions dans une cellule et un militaire, Rukara, a appelé 13 noms, j’ai été cité. Il nous a demandés de prendre nos affaires et les autres codétenus ont commencé à me féliciter, pensant que j’allais être libéré. Si seulement ils avaient su ! » . Ce jour-là un pickup les attendait pour les conduire à la prison centrale de Kigali, la fameuse prison 1930 « le voyage vers l’enfer commençait » nous confie Kalima.
Ils y sont arrivés vers 17h, une fois sur place, les militaires qui gardaient la prison les ont frappés avant de les faire entrer dans la prison. « J’y suis entré avec la peur au ventre, non seulement j’avais peur d’y trouver beaucoup d’Interahamwe, ceux qui avaient tués les gens mais aussi comment allais-je survivre dans cette prison moi, jeune adolescent de 18 ans et 5 mois, timide et introverti ? ». Une fois à l’intérieur, une personne s’est exclamée « ils commencent à enfermer les Tutsi aussi ? ». Pour Kalima, selon la procédure pénale de l’époque, ils auraient dû être interrogés par le procureur public, la seule autorité qui était habilitée à placer des personnes en détention provisoire : « Cette étape a été sautée, mais qui se souciait des procédures ? »
Les premiers pas dans la prison
L’enregistrement dans la prison s’est fait en deux étapes, en premier lieu, les prisonniers ont été enregistrés chez le capita général [1]. On a donné à chaque détenu une couverture, une assiette et un gobelet et on les a affectés à des « blocs ». La prison était divisée en 12 blocs administratifs et chaque prisonnier était affecté à un bloc, le personnel de la prison équilibrait le nombre de prisonniers par bloc. A cette étape un ancien voisin a reconnu Kalima et l’a suivi dans les étapes qui ont suivies. La seconde étape d’enregistrement a été effectuée auprès du bloc d’affectation, on a attribué à Kalima le numéro 521, il y avait déjà 6 000 prisonniers dans la prison pour une capacité de 2 500 personnes, ce chiffre a atteint 10 000 durant le séjour de Kalima. Ensuite Kalima a passé 3h en faisant la queue pour avoir à manger, son plat était composé de pâte de maïs et de haricots dont la moitié était des cailloux. « Cela ne m’a pas surpris, à l’internat on pouvait trouver des cailloux dans le plat des haricots ».
Kalima a mangé chez son voisin, ce dernier s’est assuré que Kalima trouve une place où dormir en le conduisant à un endroit nommé « mu kiderenka – dans la délinquance » et en lui achetant une place à 200Frw, il lui a donné aussi une couverture supplémentaire. Les prisonniers dormaient par terre et utilisaient des briques comme coussins, sa place de fortune était large de 40 cm et longue de 2 m. Kalima se souvient que quelques mètres plus loin, quelques personnes discutaient de comment ils avaient tué des gens au cours du génocide et cela lui glaçait le dos. « Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit-là, je n’avais pas encore réalisé quel était mon nouveau monde et j’apprendrai plus tard que ce sera fréquent d’entendre de telles histoires». La prison allait devenir sa nouvelle maison pour les prochains 3 830 jours.
La prison en guise d’université
Quelques jours avant sa détention, Kalima s’était inscrit dans une école pour reprendre ses études de mathématiques et de physique, de ce fait pendant les premiers jours de prison il écoutait attentivement les annonces, il pensait naïvement qu’ils (ceux qui l’avaient arrêté) réaliseraient qu’ils avaient commis une faute et le libéreraient. Dans le jargon de la prison, il était encore un « umuselire – nouvel arrivant », petit à petit il a pris conscience qu’il était entré dans une autre université, celle de la vie dure et que les mathématiques et la physique seraient pour plus tard. Kalima a eu sa première visite après deux semaines en prison. Sa famille était restée sans ses nouvelles depuis son arrestation et c’est la femme du voisin qui avait pu informer sa mère de sa situation « à cette première visite, je n’ai pas parlé à ma mère, elle n’a pas pu s’empêcher de pleurer ».
Petit à petit Kalima commençait à s’habituer à la vie difficile de la prison, la pâte de maïs était devenue savoureuse, faire trois heures de file pour aller aux toilettes ou pour aller boire de l’eau lui semblait normal. Il venait de passer du grade de nouvel arrivant à celui du « umupeuple – une personne habituée à la prison », il n’était plus timide, ni un étudiant, il était devenu un prisonnier : « Les premiers jours sont si difficiles, mais le plus tôt on s’habitue à la vie en prison, le plus vite on accepte le destin, plus facile sera la vie en prison. Le seul choix que l’on a, est d’être mentalement solide, sinon la vie difficile en prison vous fait craquer. ». Il a fallu deux mois à Kalima pour commencer à s’impliquer dans les activités de la prison.
L’organisation de la prison
A l’intérieur de la prison, il y avait un organigramme avec les départements et leurs responsabilités. Le responsable de la prison avait le titre du « capita général », il était à la tête d’un bureau composé d’un secrétaire général et d’un intendant. La nourriture, le savon, et les autres ustensiles étaient distribués dans les 12 blocs administratifs. Les malades étaient enregistrés dans leurs blocs qui se chargeaient de les faire soigner, chaque bloc était dirigé par un « capita » aidé par un secrétaire. Il y avait un service de sécurité dirigé par un Brigadier-chef aidé par 2 sous-brigadiers et un secrétaire. Chaque bloc avait ses propres hommes chargés de la sécurité dont le responsable avait le titre de conseiller et était secondé par un sous conseiller. Il y avait le service d’hygiène, une équipe médicale et une radio « Radio Mouvement Xaveri, RMX » qui informait les prisonniers. Pour finir il y avait un Service d’Encadrement Socio-éducatif (SESE) qui fournissait un apprentissage aux prisonniers avec des leçons variées.
L’aspect judiciaire en prison
- Les arrestations arbitraires
Au Rwanda, après l’arrivée au pouvoir du FPR-Inkotanyi en 1994, les nouvelles autorités ont ressemblé les gens et les ont mis en prison, elles les accusaient d’avoir participé au génocide. Une grande majorité de gens est sortie de chez elle en suivant les soldats ou les cadres du FPR (abakada), qui leur disaient de les suivre pour aller fournir une petite explication (gusobanura akantu gato). Beaucoup de ces personnes ne sont plus jamais retournées chez elles « 25 ans plus tard, elles sont toujours en train d’expliquer », ironise Kalima. Une autre partie des gens a été arrêtée à la suite de délations de leurs voisins, les gens dénoncés n’avaient pas nécessairement participé au génocide mais étaient dénoncés à cause de la jalousie, de règlements de comptes entre voisins, de la haine pure ou de l’extrémisme.
L’autre motif qui a fait arrêter les gens est leur physionomie, les soldats disaient à propos de ces gens que sans aucun doute ils avaient tué des Tutsi, même s’ils ne les connaissaient pas du tout, bien que personne ne les ait dénoncés. La plupart des gens arrêtés a été torturée au point d’accepter la responsabilité des faits dont elle ne réalisait pas l’ampleur. Par exemple les gens étaient battus au point d’oublier leurs noms. Parfois, les soldats appelaient ceux qui avaient dénoncés à participer au tabassage de ceux qu’ils avaient dénoncés, Kalima a cité un cas « Gasogi, qui avait les mains attachées à l’arrière, un style utilisé par le FPR (ingoyi) et la femme qui l’avait dénoncé a été appelée, comme c’était la nuit, elle a pissé dans sa bouche ».
- Les détentions arbitraires
Pour Kalima toutes les personnes arrêtées n’ont pas été conduites en prison, une partie seulement l’a été et c’était pour elle un soulagement. En effet après avoir été arrêtés : « Les gens étaient détenus dans des trous, par exemple à Mont Kigali, et les soldats tuaient lentement certains d’entre eux et jetaient leurs corps auprès de ceux qui étaient encore en vie pour les effrayer. Ils ne pouvaient pas se nourrir, ni se laver, leurs corps et leurs vêtements étaient couverts de poux ». Les plus chanceux ont été retrouvés par le CICR, qui les a enregistrés et ils ne pouvaient plus être tués par les soldats du FPR. « La détention a été arbitraire, injuste et illégale », le sort de ceux qui se sont retrouvés dans les prisons n’a jamais été dûment documenté ou a été beaucoup ignoré. Kalima continue en disant que «Cela faisait partie d’un plan sinistre visant à mettre une partie de la population à genoux ». « Dès juillet 1994, les premières personnes ont déjà été arrêtées et détenues à Rilima, comme le regretté ambassadeur Sylvestre Kamali et les autres qui ont été les premières personnes à être emprisonnées. Quand la prison centrale de Kigali a été rouverte en août 1994, son premier détenu a été Hassan Nkunzurwanda (Ndanda), un footballeur ».
- Le cas de Kalima
De 1995 à 2001, Kalima n’a pas rencontré de procureur, il croupissait en prison sans savoir ce qui lui était reproché. En 2001, la direction a demandé la liste des prisonniers qui n’avaient jamais rencontré le parquet. Quand la liste a été faite, les substituts du procureur ont commencé à interroger les personnes sur la liste un à un. Quand ce fut son tour, Kalima a rencontré le substitut nommé Ndibwami Rugambwa qui lui a demandé de nommer les personnes qu’il connaissait et qui ont été tuées pendant le génocide. De bonne foi Kalima lui a communiqué la liste et le substitut a promis d’enquêter et de revenir vers lui. Trois semaines après, Ndibwami est venu et a inculpé Kalima d’avoir tué les personnes que Kalima avait nommées. Quand ce dernier lui a demandé s’il avait des preuves, il lui a répondu qu’il devait prouver son innocence. « A partir de ce moment-là, après 6 ans de détention illégale et hors la loi, j’ai été formellement inculpé d’une affaire qui a été traitée et classée de manière non professionnelle, la présomption d’innocence, un principe universel, était bafouée ».
- Les Gacaca dans la prison
Avec plus de 150.000 prisonniers, le gouvernement rwandais a décidé de mettre en place des tribunaux « gacaca » pour accélérer les procès pour génocide. Dans la prison de 1930 on a demandé aux prisonniers de collecter les informations (Ikusanyamakuru) en listant les personnes qui ont été tuées entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994, en indiquant qui les a tuées, quelle arme a été utilisée et l’endroit où les personnes ont été tuées. Pour ce faire les prisonniers se rassemblaient dans leurs cellules en fonction de là où ils habitaient en 1994. L’exercice n’a pas eu les résultats escomptés car la majorité de personnes listées étaient des Hutu tués par le FPR. La direction de la prison a demandé toutes les informations recueillies et le sujet n’a plus jamais été évoqué. On a alors demandé aux prisonniers de ne lister que les victimes tutsies.
- La conclusion
Selon Kalima, dans la prison tout a été fait pour briser émotionnellement les prisonniers, Une partie a craqué facilement et une autre a résisté. La plupart des prisonniers n’avait pas été inculpée et malgré cela ils ont été traités comme des condamnés. Au Rwanda à l’époque les principes étaient renversés : « La culpabilité jusqu’à ce qu’un tribunal ait prouvé le contraire ». Pendant environ 7 ou 8 ans, les militaires venaient et choisissaient quelques personnes au hasard parmi « les sans dossiers » et ils n’étaient plus jamais revus. Kalima pense qu’ils auraient été tués. La prison était surpeuplée, 10 000 personnes au plus fort pour une capacité de 2 500 personnes. Les prisonniers respiraient difficilement, étaient laissés à la merci des maladies comme le choléra, la dysenterie et la typhoïde, qui ont fait des milliers de morts. Il n’y avait pas d’espoir en prison « les prisonniers demandaient à Dieu de mourir en paix ».
La prison au quotidien
- Les visites
La prison est un pays à l’intérieur d’un pays, Les prisonniers avaient le droit à une visite de leur famille une fois par semaine. C’était le vendredi ou le samedi pour les étudiants et les travailleurs sur présentation des justificatifs comme une carte scolaire. Un jeudi par mois, sur lequel on a ajouté un mercredi par mois, c’était la journée des enfants en bas âge. La visite n’était pas personnalisée, elle se passait dans une foule immense et durait 3 minutes. L’exception était faite pour les gens qui avaient des justificatifs médicaux attestant qu’ils ne pouvaient pas manger la nourriture de la prison. Eux, avaient droit à une visite quotidienne pour leur apporter à manger.
Pour le reste, la société en prison est comme partout ailleurs: tout le monde n’est pas égal, ceux qui avaient une famille qui prenait soin d’eux étaient les mieux lotis. Celui qui n’avait personne pour venir le voir avait une vie pénible dans la mesure où les rations de nourriture distribuées étaient maigres.
- La nourriture
D’un point de vue alimentaire, les prisonniers étaient délibérément affamés. Kalima raconte la fois où les geôliers ont élaboré un sinistre plan pour éliminer lentement les prisonniers « Ils grillaient et mélangeaient des éclats de verre dans le sorgho (une céréale servant à préparer la bouillie des prisonniers) : «Imaginez que l’on vous donne des bris de verres pour manger ! » Il y avait aussi les fois où « les prisonniers passaient 3 jours sans manger. Les plus faibles mouraient, et le jour où ils décidaient de ramener la nourriture, les autres mouraient aussi puisqu’ils voulaient beaucoup manger sans savoir qu’après un si long moment de jeûne on mange une petite quantité». Le pire moment pour l’aspect nourriture est le mois de mai 1997 quand « nous n’avons mangé que 8 fois ce mois-là, parfois il y avait de la nourriture et pas de bois pour le feu ou vice versa, les gens dormaient la nuit et ne se réveillaient pas, emportés par la faim».
Pour la qualité, elle n’était pas au rendez-vous, « il y avait cette farine de maïs amère et surtout des haricots pourris infestés de charançons (imungu) ». Pour la quantité, c’était un gobelet de haricots et quelques grammes de pâte de maïs par personne. Exceptionnellement, la pâte de manioc pouvait être distribuée, elle était si maigre que les prisonniers l’avaient surnommé « les miettes ». Dans la grande majorité des cas, le menu était un mélange de haricots et de maïs (impungure) servi en quantité de deux gobelets par personne.
Pour avoir des rations complémentaires, il fallait faire partie de l’équipe de supervision ou travailler dans la cuisine. Dans ce cas, on avait droit à une double ou triple ration. Aussi quand on travaillait pour les autres : laver leur linge, faire la queue à leur place…on était payé en nourriture.
La situation des prisonniers s’est un peu améliorée en 1995 quand le CICR a commencé à fournir des biscuits et des comprimés multivitaminés. Cependant une partie des prisonniers a refusé de prendre ces comprimés, de peur de devenir stérile.
- La débrouillardise
Les prisonniers n’étaient pas autorisés à posséder de l’argent mais ils en avaient : il y avait beaucoup de petits commerces : les coiffeurs, des boutiques, ceux qui repassaient les habits, les tailleurs, ceux qui allaient chercher l’eau pour les autres…on pouvait aussi travailler en prison comme capita, chargé de sécurité, ou dans la cuisine, si on acceptait d’être payé en nourriture ou en autres avantages comme : ne pas faire la queue pour tous les services (distribution des aliments, récupérer l’eau pour se laver, rencontrer ses visiteurs…) Il y avait aussi la possibilité de faire partie de l’équipe de production qui sortait de la prison pour aller faire les travaux de construction, par exemple. Le SESE (Service d’Encadrement Socio Educatif) donnait des formations diverses, beaucoup de prisonniers y ont appris des métiers et en ont fait leur gagne-pain à leur sortie de prison. Pour Kalima, le plus grand bénéfice et pour le grand nombre a été pour les analphabètes qui ont appris à lire et à écrire en prison.
Pour la prière, il y avait une maison pour toutes les religions chrétiennes qui alternaient pour prier, les musulmans avaient leur mosquée et, un peu partout dans la prison, il y avait des chambres réservées à la prière.
- La prise en charge médicale
Dans chaque bloc, cinq prisonniers étaient enregistrés tous les matins. Un tirage au sort était effectué pour choisir ceux qui allaient être conduits à l’infirmerie à l’extérieur de la prison. Cette infirmerie était gérée par des infirmiers non prisonniers aidés par des docteurs et infirmiers prisonniers. A l’intérieur de la prison, il y avait un hôpital géré par les prisonniers. Quand on tombait gravement malade au cours de la nuit, on était transporté par la Croix Rouge vers cet hôpital pour recevoir les premiers soins et le lendemain on était amené à l’extérieur. Les cas les plus compliqués étaient envoyés au Centre Hospitalier de Kigali (CHK). C’est le responsable de l’infirmerie qui choisissait les cas qui devaient être transférés au CHK, et le directeur de la prison validait le transfert. Au CHK ce sont les prisonniers qui prenaient soin des détenus hospitalisés car il n’était pas autorisé que leurs familles le fassent. Le service médical composé de médecins et infirmiers incarcérés jouait un rôle essentiel dans la prison, il sensibilisait les prisonniers dans la lutte contre les maladies transmissibles, sur la santé et l’hygiène.
Parfois les prisonniers faisaient une collecte de fonds « la collecte pour les malades » afin de venir en aide aux prisonniers qui n’avaient pas les moyens de se procurer les médicaments, mais cela n’était pas suffisant.
- Le vivre ensemble
En général, les prisonniers vivaient bien ensemble mais, comme partout, il y avait de petits problèmes entre les gens. Ils pouvaient se battre pour le pouvoir au point de conspirer les uns contre les autres, par exemple on accusait celui que l’on voulait qu’il soit transféré à une autre prison d’avoir empêché les autres d’avouer ce qui leur était reproché. Il pouvait arriver aussi qu’une personne qui a fait mettre les autres en prison, soit aussi emprisonnée à son tour, dans ce cas les premiers jours pouvaient être étranges pour la personne et au bout de quelques jours les protagonistes pouvaient se parler. Il y a eu très peu de cas où les prisonniers se sont battus entre eux. En général il y avait une bonne ambiance dans la prison de 1930 et les chargés de sécurité faisaient bien leur travail en mettant celui qui voulait faire les troubles dans un cachot (à l’intérieur de la prison). Les gens parlaient des ethnies parfois du bout des lèvres mais n’y accordaient pas d’importance. Le souci majeur des prisonniers était de « sortir de la prison ». Avant que Kalima ne quitte la prison, soit en 2005, il commençait à y avoir un mauvais climat lié aux tribunaux Gacaca qui avaient lieu à l’intérieur de la prison et une partie des prisonniers allait demander des mesures de sécurité spécifiques car elle ne se sentait pas en sécurité.
- Les enfants en prison
Kalima raconte qu’il y avait beaucoup de jeunes en prison, beaucoup plus jeunes que lui. Ils étaient actifs dans les mouvements de jeunesse comme les Xaveri, les Scouts, la Jeunesse ouvrière chrétienne ou la Croix Rouge…
Il y a eu un capita général, qui avait été un professeur dans les écoles secondaires, il avait fait en sorte que les jeunes soient impliqués dans les services de sécurité, d’hygiène ou dans la cuisine, et une petite partie d’entre eux, dont Kalima, était impliquée dans l’administration. Pour la partie sombre, l’homosexualité et la prostitution étaient interdites dans la prison mais malgré cela certains enfants (moins de 18 ans) ont été obligés de se prostituer pour survivre, par exemple pour avoir une ration de nourriture complémentaire. Une petite partie des jeunes est tombée dans la drogue.
« Mettre les enfants en prison revient à les abîmer, ils en ressortent avec beaucoup de blessures, une partie en ressort en étant devenue de dangereux criminels. S’ils ont été emprisonnés alors qu’ils étaient innocents, ils en ressortent avec beaucoup de mécontentement ».
- Les conséquences pour les familles
Les produits de première nécessité dont la nourriture, étaient une denrée rare en prison. Les prisonniers dépendaient de leurs familles, qui elles-mêmes étaient déjà épuisées car on leur avait privé du principal soutien de la famille. C’est la première conséquence pour les familles.
De plus, les familles étaient utilisées pour mettre la pression sur les prisonniers pour qu’ils avouent, on leur disait que si les leurs restaient en prison c’était parce qu’ils n’avouaient pas. La famille des prisonniers pouvait douter de leur proche et on pouvait assister à des scènes où « les enfants qui venaient rendre visite à leurs parents leur disaient que c’est de leur faute s’ils étaient toujours en prison, que s’ils avaient avoué ils seraient sortis ». Et quelques familles arrêtaient de venir voir les leurs pour ce motif.
Les gardiens ou militaires de la prison profitaient de leur situation pour abuser des femmes : « J’étais là quand les femmes qui venaient rendre visite à leurs pères, frères ou maris étaient amenées à coucher avec les soldats ou gardiens, notamment les sous-lieutenants Beni et Kayijamahe, les sergents Emmanuel, Valens et Sibomana, pour pouvoir voir les leurs ».
- Le cas spécifique de sa famille
En Juillet 1995 Kalima n’a pas eu la visite de sa mère pendant deux semaines. Il commençait à s’inquiéter quand il a appris qu’elle avait été arrêtée. « Un vendredi après-midi, un de mes compagnons de prison qui la connaissait m’a informé que ma mère était maintenant en prison (quartier des femmes), qu’elle lui avait demandé de m’en informer. J’étais tellement dévasté et espérais qu’elle serait libérée car cette femme ne pouvait même pas faire du mal à une mouche ». Kalima l’a vue le dimanche à l’église dans la messe catholique romaine du dimanche. Voir sa mère en uniforme rose et le crâne rasé, comme il est de coutume pour les détenus au Rwanda, a brisé Kalima. Sa mère lui a souri et salué de loin car le contact n’était pas permis entre les prisonniers.
Le vendredi suivant, à l’occasion de la visite spéciale hebdomadaire autorisée entre les détenus de sexe masculin et féminin apparentés, Kalima a vu sa mère, « elle continuait à lutter pour s’habituer à la réalité de la vie carcérale et espérait sortir assez rapidement et que les choses reviendraient à la normale ». Entre deux visites hebdomadaires Kalima et sa mère s’envoyaient des avions en papier pour communiquer. C’est ainsi que les détenus hommes et femmes communiquaient entre eux, c’était interdit mais ils passaient outre.
En octobre 1997, la mère de Kalima est tombée malade et a été transférée à l’hôpital de Kigali (CHK). Ce sont les membres de la Croix Rouge qui ont informé Kalima, il a été autorisé à aller la voir 3 jours avant sa mort et a passé 7 heures à son chevet « je pouvais voir qu’elle était fragile et ne pouvait pas y arriver ». Elle a gardé un visage courageux et a dit à son fils qu’ils allaient être libérés, que Dieu ne pouvait pas autoriser qu’une telle injustice se poursuive. Le souhait de la mère était que le fils soit libéré avant elle pour qu’il puisse reprendre ses études. Kalima garde en mémoire précieusement le passage de la bible que sa mère avait collé sur son lit d’hôpital «Il y a deux choses que je t’ai demandées ; Ne me les refuse pas avant que je meure : Éloigne de moi fausseté et paroles mensongères ! Ne me donne ni pauvreté, ni richesses ! Dispense-moi le pain de mon ordinaire, De peur qu’étant rassasié je ne te renie Et ne dise : Qui est l’Éternel ? Ou qu’étant devenu pauvre, je ne dérobe Et ne porte atteinte au nom de mon Dieu » Proverbes 30 :7-9. Ce jour-là le fils et la mère ont parlé de beaucoup de choses.
Le 04 novembre 1997, Kalima s’est réveillé avec un mal de dos, une chose inhabituelle vu son jeune âge, et une mauvaise humeur. Plus tard dans la matinée il a été appelé pour aller dans les services sociaux de la prison, là il a rencontré son cousin qui lui apportait la pire nouvelle de sa vie : « Ma mère avait respiré pour la dernière fois, j’ai fondu en larmes ». Il est retourné à l’intérieur de la prison, il ne voulait parler à personne. Les mauvaises nouvelles se rependaient rapidement dans la prison et de nombreux détenus sont venus le voir sur son lit où il était assis pour le consoler : « Plus les gens essayaient de me réconforter, plus la nouvelle me faisait mal, plus j’étais triste, ma meilleure amie était partie, la femme qui a souffert de l’injustice d’un régime qui était obstinément décidé à faire souffrir une partie de la population était décédée, Elle avait emporté avec elle ses espoirs d’avoir droit à une justice, ses rêves de voir ses enfants grandir, son rêve de devenir grand-mère. Elle était partie aussi avec la douleur, la souffrance d’avoir vu la vie de ses enfants brisée, de les laisser jeunes, devant affronter par eux-mêmes un monde plein de haine ». Kalima n’était pas autorisé à aller enterrer sa mère, « c’est la vie en prison » mais se consolait qu’elle ait eu un enterrement digne.
La seconde naissance
Kalima est sorti de la prison le 29 juillet 2005 quand on a sorti des prisons toutes les personnes qui avaient moins de 18 ans pendant le génocide. Il n’a pas pu reprendre les études car il manquait de soutien. Le jour de sortie, Kalima avait des sentiments mixtes, il était content de retrouver enfin la liberté et en même temps appréhendait la réintégration dans la société: « J’avais peur que l’on s’en prenne à moi et je ne savais pas où j’allais habiter. J’étais un adolescent quand je suis allé en prison et j’étais devenu un homme à la sortie, je ne me voyais pas vivre chez quelqu’un ».
La prison avait détruit sa famille: orphelin de père, aîné de sa famille, lui en prison c’était un soutient en moins pour sa mère et ses petits frères et sœurs. L’emprisonnement de sa mère a nui au reste de la fratrie, qui a grandi blessée au point de ne pas aller rendre visite à leur maman et grand frère. La familleélargie avait pris soin d’eux. A la sortie de prison, Kalima est passé par un camp de rééducation pendant un mois. « On nous apprenait l’évangile du FPR ». Après on leur a donné les papiers pour rentrer chez eux et ils devaient se présenter au parquet tous les derniers vendredis du mois. Une fois dehors, le premier conseil que l’on a donné à Kalima est de « vivre en marchant sur les œufs car les gens avaient beaucoup changé». L’appréciation de Kalima du Rwanda après la prison a été que « le pays avait beaucoup changé, les gens, la culture et les comportements avaient changé. Le Rwanda me faisait peur, je ne me voyais pas dans ce Rwanda ».
La vie après la prison a été difficile, Kalima n’a pas pu s’y habituer, il sentait peser sur lui le stigma d’avoir été emprisonné pour le crime de génocide même s’il était innocent. Quand c’était possible, il essayait de le cacher et il a fini par prendre le chemin de l’exil. Malgré la dureté de la vie en prison, elle a été pour Kalima une école de la vie, il y a appris l’anglais, le dédouanement, faire les études des projets et la construction (la théorie). Lorsqu’il est invité à dire un mot sur son expérience Kalima répond « la prison a brisé mes rêves et m’a laissé une dépression dont je souffre toujours »
Le message que Kalima veut faire passer auprès du grand public est de ne pas croire que toutes les personnes en prison sont des malfaiteurs. « Il y a des innocents qui sont en prison à la suite de fausses accusations dont ils ont fait l’objet, ou parce que des plus forts qu’eux les ont fait mettre en prison. Ils sont en prison parce qu’ils faisaient des envieux, ou à cause de la haine ». Il encourage les gens qui ont les leurs en prison d’aller les voir, de ne pas les abandonner car la vie en prison est très dure. «Si vous ne pouvez pas y aller, envoyez quelqu’un à votre place ».
Pour finir, il dit qu’il n’y a pas que du négatif dans la prison, il y a des choses positives comme « le vivre ensemble, c’est une école de la vie, si on n’y restait pas longtemps on en ressortirait avec des nouvelles perspectives sur la vie, mais quand l’on y reste longtemps, la prison abîme ».
La vie en prison a inspiré à Kalima cette devise qu’il partageait avec les jeunes codétenus : « Ne jamais laisser personne briser nos esprits, ils ont peut-être brisé nos os, brisé nos rêves mais nos esprits sont restés intacts. Je ne succomberai jamais à la haine, je ne chercherai jamais à me venger, je plaiderai toujours pour la justice et l’équité, je ne soumettrai jamais aucun être humain à la torture ou à la détention illégale. Au travers de l’expérience en prison les mains de Dieu m’ont gardé, je remets mon destin entre ses mains».
[1] Le titre du responsable de prison.