Il y a 25 ans, la famille Samvura perdait 18 personnes, tuées par les soldats de l’Armée Patriotique Rwandaise. Théodore Mpatswenumugabo, le fils du patriarche Samvura, nous raconte la tuerie qui a emporté les membres de sa famille. Il a aussi souhaité étendre son témoignage –hommage aux autres membres de la famille qui sont décédés, victimes directes ou indirectes des évènements tragiques qui ont ravagé le Rwanda à partir du 01 octobre 1990.
Mathias Samvura, ses enfants et petits-enfants avaient fui la guerre et trouvé refuge dans la zone humanitaire Turquoise, sécurisée par l’armée française. Pensant que « la victoire militaire du FPR, signifiait la fin de la guerre et que des citoyens paisibles pouvaient rejoindre leurs collines et vaquer à leurs occupations sans crainte », ils ont quitté la zone turquoise pour rentrer chez eux à Gitarama, mais ne sont jamais arrivés à destination.
La tuerie du 29 juillet 1994
Théodore Mpatswenumugabo qui s’exprime au nom de la famille, vivait à l’étranger au moment du génocide. Après la guerre, les survivants de la famille au Rwanda sont partis sur les traces des leurs et ont pu apprendre les conditions dans lesquelles les leurs avaient péri.
Le 29 juillet 1994, dix jours après la proclamation unilatérale de la fin de la guerre au Rwanda par l’Armée Patriotique Rwandaise, la famille Samvura a vraiment cru que la paix était revenue au Rwanda. C’est avec la confiance en un nouveau pouvoir démocratique que le Front Patriotique Rwandais (FPR) n’avait cessé de clamer que la famille a loué une camionnette auprès d’un certain Nyilimanzi, et y a embarqué pour retourner chez elle à Rutobwe, dans l’ancienne préfecture de Gitarama.
Arrivés vers Butare, les membres de la famille et d’autres occupants du
véhicule ont été arrêtés par les soldats du bataillon n° 157 de l’APR, sous le
commandement de Fred Ibingira, secondé par le major Zigira, alors préfet de
Butare, du Capitaine Dan Gapfizi, responsable des opérations et du Lieutenant
Claude Kazungu, responsable du tri des gens. Il y avait beaucoup de véhicules
et les militaires séparaient les Hutu des Tutsi. Le triage était effectué à
l’ancien bureau de la commune urbaine de Ngoma. Les gens étaient ensuite
conduits à un endroit nommé Kabutare où la torture et le massacre des Hutu
étaient systématiques.
Remarquant que c’étaient les Hutu qui étaient visés, le patriarche de la
famille, Mathias Samvura, a interpellé les militaires : « je vois que vous ne tuez que des Hutu, comme
dans ma famille il y a aussi des Tutsi (il parlait de sa compagne, de sa
belle-fille et de deux enfants des familles amies qui étaient avec eux), je vous prie de les épargner ». Les
militaires allaient sans doute les laisser en vie, si les dames Tutsi n’avaient
pas demandé aux militaires « que
deviendrons- nous quand vous aurez tué cette famille qui est la nôtre, alors que
de l’autre côté nos familles ont été massacrées par les Interahamwe? ». Les
militaires ont fait le choix de tuer tout le monde, à l’exception de deux
enfants épargnés parce qu’ils étaient Tutsi. Ils ont d’abord torturé leurs
victimes au Kandoyi, une forme de torture que le FPR a ramené de l’Ouganda, qui
consiste à attacher les mains et les jambes de la victime à
l’arrière de sorte à tendre la personne comme un arc, et comme elles
hurlaient, ils les ont achevées à coups de feu.
La famille survivante ne sait pas où les corps des leurs ont été déposés. Il semblerait que les corps des victimes de Kabutare aient été brulés.
La famille a notamment porté plainte au Rwanda et au TPIR, mais aucune des deux justices n’a donné de suite.
Les victimes
Mathias Samvura (80 ans, le patriarche / sa compagne Beatrice Mukarubayiza (50 ans)
Pour Théodore, son père, Samvura Mathias a marqué son époque. Il était engagé dans la vie chrétienne et a été un des premiers chrétiens de la région. Baptisé à Kabgayi, il a contribué à l’implantation des paroisses Kamonyi, Kanyanza et Janja et a par la suite joué un rôle majeur dans la mise en place et le développement de la centrale de Giko. Dans les années 50, Il a également contribué à l’éveil des populations et à l’animation de la démocratie naissante. Il était réputé être un homme juste et droit qui ne pouvait pas tolérer l’injustice d’où qu’elle vienne. De ce fait, beaucoup de gens recouraient à lui pour des conseils. En 1990, il avait perdu sa première épouse, Kakuze Verena, la mère de ses dix enfants dont Théodore était le troisième. Ce décès l’a considérablement affecté et la situation s’était améliorée quand il s’est mis en couple avec sa nouvelle compagne Béatrice, toutefois ce répit a été de courte durée.
Le couple André Mutabazi (le fils, 50 ans) / son épouse Dorocella Nyiransengimana (49 ans) et 6 de leurs enfants :
Tuyishimire (22 ans), Mukanyandwi (17 ans), Kanani (14 ans), Niyondamya (12 ans), Nzabonikuza (11 ans) et Murwanashyaka (2 ans).
Le grand frère de Théodore, André Mutabazi était l’aîné de la fratrie, il avait marché dans les pas de leur père en honorant le rôle attendu de l’aîné d’une famille rwandaise, être le second de la famille. Il était doté d’une « ouverture d’esprit » qui avait marqué ceux qui l’ont connu, et était d’une grande rigueur « Ces qualités l’avaient accompagné dans ses différents emplois, que ce soit à la Banque nationale, aux affaires étrangères et ailleurs », nous raconte son petit frère. Sa femme Dorcella était bien intégrée dans sa belle-famille au point d’être considérée par cette dernière comme une seconde maman.
Quelques enfants qui par chance n’étaient pas avec eux ont survécu.
Le couple Augustin Bagambana (le fils, 36 ans) et son épouse Berthe Kinyarwandakazi (31 ans) et leurs 4 enfants:
Niyigena Berthilda (10 ans), Uwiragiye (8 ans), Uwilingiyimana (5 ans) et Munyeshyaka (2 ans)
Augustin Bagambana, après avoir essayé de travailler en ville, avait fini par préférer le travail de la terre. Son frère nous raconte qu’il était devenu un paysan modèle. L’ainée du couple Niyigena Berthilda, également tuée ce jour-là, a laissé à sa famille survivante l’image d’une petite fille courageuse qui, à 10 ans à peine, a porté sur le dos sa cousine dans toutes leurs pérégrinations. Toute cette branche familiale a été tuée.
Mukakibibi (la petite-fille- 12ans)
Mukakibibi, la nièce de Théodore, était la fille ainée du deuxième grand frère, Kimonyo Félicien, et de Schola. Ils ont échappé à l’assassinat collectif car ils n’étaient pas avec le reste de la famille. Kimonyo Félicien est décédé par la suite de chagrin.
Le couple Philoména Uwamungu (la belle-fille) et son époux François Sibomana
Le couple n’a pas été tué avec le reste de la famille, la belle-sœur de Théodore, Philoména Uwamungu, enseignante modèle, était décédée de maladie au cours des premières semaines d’exil. Son mari, le petit frère François Sibomana, également enseignant, la suivra plus tard n’ayant pas pu supporter la vie en exil.
Nicodème Bwenge (le fils, 34 ans)
Nicodème Bwenge, le benjamin de la famille avait échappé à la tuerie collective de la famille car il n’était pas avec elle. Il était rentré au domicile familial qu’il avait trouvé désert. Comme la majorité des intellectuels hutus (il était agronome), le nouveau pouvoir ne l’a pas laissé en paix. Il a tenté de fuir et a été assassiné dans sa fuite en 1994.
Théodore a tenu à rendre hommage aux autres membres de sa famille, sans pouvoir tous les nommer, qui ont péri dans les événements tragiques au Rwanda. Il a eu une pensée particulière à ceux assassinés sous prétexte de lutte contre les abacengezi ainsi qu’à ceux qui ont perdu la vie, assassinés par les Interahamwe.
« Nous gardons espoir qu’un jour l’apartheid mémoriel en cours dans notre pays prendra fin »
25 ans après, les survivantes et les survivants de la famille Samvura sont sur le chemin de l’auto- construction, le chemin qu’ils qualifient de « long chemin de la vraie paix ». Leurs plaies sont toujours ouvertes mais ils espèrent la guérison « 25 ans après l’assassinat des nôtres, le chagrin, la colère, le ressentiment, nos plaies, nos blessures du cœur sont toujours vivaces. Nous aspirons à guérir, à cicatriser, à retrouver notre intégrité émotionnelle ».
Néanmoins, c’est une famille résignée à ne pas subir leur souffrance, « nous sommes une famille survivante grâce à notre force intérieure, à notre solidarité et à notre refus du rôle de victime passive. Aujourd’hui, nous avons recouvré les capacités de la résilience, nous vivons bien notre vie, sans déni, sans rester bloqués sur nos blessures. Nous nous construisons matériellement, mais surtout moralement. Et c’est notre meilleure revanche sur les assassins des nôtres ».
Pour l’avenir, la famille est lucide sur le chemin qui leur reste à parcourir, « Il nous reste à présent à recouvrer nos capacités à vivre pleinement, à être en joie, à aimer. Cela ne sera possible cependant que quand nous serons capables de pardonner, mais sans oublier les pauvres bourreaux qui ont enlevé la vie aux nôtres. Nous pourrons jouir entièrement de la vie, nous pourrons ressentir sincèrement la vraie joie, nous pourrons réellement prendre plaisir quand nous serons rentrés dans notre berceau familial de Nyarunyinya et de Kasemujongi, la terre sèche néanmoins imbibée du sang des nôtres à Kabutare.
Pour la famille Samvura, la justice pour toutes les victimes est primordiale pour apaiser les survivants. «Nous pourrons aimer en pleine conscience, et nous nous y attelons, quand nous aurons obtenu justice et quand notre lutte pour un Rwanda hospitalier à tous les Rwandais et à toutes les Rwandaises, sans exception, aura abouti ».
Pour la réconciliation «nous gardons l’espoir que tôt ou tard, toutes les victimes de la folie meurtrière qui a décimé notre pays seront rétablies dans leurs droits et que la Justice finira par triompher. C’est notamment ainsi qu’on mettra fin à l’apartheid mémoriel dans notre pays ».
Constance Mutimukeye
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