Ce samedi 29 avril 2020, des membres de la communauté rwandaise de Suisse ont interpellé les Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG) sur le cas Barafinda, un opposant politique rwandais interné à l’hôpital de Ndera « pour des raisons plus politiques que médicales ». C’est sur base du partenariat existant entre le département de psychiatrie des HUG et différents acteurs du domaine de la santé mentale au Rwanda que les auteurs de la lettre, citoyens suisses d’origine rwandaise ont interpellé les médecins suisses car ils trouvent « dommage que le corps médical rwandais, bénéficiaire de la formation que vous dispensez aux frais de contribuables suisses » se fasse exécuteur mesures de coercitions ordonnées par le régime de Kigali contre ses opposants.
L’hôpital neuropsychiatrique Caraes Ndera (HNP-CN) a accueilli ses premiers malades en 1972. L’hôpital a été fondé par la congrégation des Frères de la Charité, suite à une convention signée entre les frères et le gouvernement rwandais en 1968.
Le Caraes est tellement connu au Rwanda que l’expression « Kujya i Ndera », ou aller à Ndera, est devenu synonyme d’être fou. Dire de quelqu’un qu’il mérite d’aller à Ndera est une façon de le discréditer.
En 1994, l’hôpital n’a pas été épargné par la guerre. Il a été détruit, l’équipement a été pillé, les malades et le personnel assassinés ou exilés. Après la guerre, les frères de la charité ont repris les activités avec l’aide de la coopération suisse et de la coopération belge. L’une des chevilles ouvrières de la reconstruction a été le docteur Nasson Munyandamutsa, psychiatre rwandais qui avait été en formation au département de psychiatrie des Hôpitaux Universitaires de Genève en 1994.
Ses efforts ont permis d’établir un partenariat entre le ministère de la Santé du Rwanda et la Direction du développement et de la coopération suisse (DDC), ce partenariat a grandement contribué au redémarrage du secteur des soins mentaux au Rwanda en offrant une formation de base aux soignants. Cette coopération en matière de formation se poursuit à ce jour via les Hôpitaux Universitaires de Genève.
Fred Barafinda Sekikubo est apparu comme un ovni dans le paysage public rwandais lorsqu’il s’est porté candidat à l’élection présidentielle de 2017. Pour les observateurs, Barafinda a été pris pour une mauvaise plaisanterie du système lancé pour distraire l’opinion et faire croire au pluralisme aux élections. En général, tout ce qui est anormal/nouveau/incompréhensible au Rwanda est attribué à une manœuvre (gutekinika) du système. Sa candidature a finalement été refusée par la commission nationale électorale et on a cru que la « comédie » était terminée et que Fred Barafinda Sekikubo et son parti RUDA allaient disparaître de la scène publique.
https://www.youtube.com/watch?v=R-ABA73s4Pw&t=279s
Contre toute attente, Barafinda est réapparu au début de l’année 2019. Questionné sur son absence, il avait expliqué que celle-ci était due à un séjour au Caraes Ndera suivie de plusieurs séquestrations clandestines dans des « safe houses », affirmant même avoir été mis vivant dans un cercueil, le tout organisé par les services de sécurité. Dans la foulée Barafinda annonçait revenir avec un programme en « 200 points pour le Rwanda, 2 000 pour l’Afrique et 20 000 pour le monde ».
Il est alors très rapidement devenu une des vedettes des nouveaux médias numériques qui fleurissent sur les réseaux sociaux, notamment sur Youtube. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les Rwandais se sont désormais trouvé un espace de discussion plus ou moins libre sur Youtube, alors que les médias mainstream, malgré une offre plus que pléthorique, sont tous alignés sur le discours officiel et ne donnent la parole qu’aux seules personnes qui suivent la ligne du régime. En très peu de temps Barafinda est devenu très populaire par sa dénonciation de l’arbitraire et des nombreuses injustices dont sont victimes les citoyens ordinaires, comme les détentions arbitraires, dont lui-même aurait été victime à plusieurs reprises, les expropriations des pauvres en faveur des puissants et de la spéculation immobilière. Il était même allé jusqu’à poser la question de ce que sont devenus les gens expropriés dans la zone de Rusororo pour bâtir le siège du FPR.
https://www.youtube.com/watch?v=reS7SABk5n8&t=26s
Dénoncer l’injustice au Rwanda étant un crime aux yeux du pouvoir, la popularité grandissante de Barafinda qui devenait progressivement une voix des sans voix, ne pouvait que lui attirer des ennuis. Il fallait donc le réduire au silence par tous les moyens.
D’habitude les opposants qui ne sont pas tout simplement assassinés sont forcés à l’exil ou éliminés par voie judiciaire. Les charges sont toujours les mêmes : négationnisme, propagation de l’idéologie génocidaire, terrorisme, incitation à l’insurrection, vol, corruption ou atteinte à l’image du gouvernement.
Plusieurs procès de ce genre se sont tenus ces dernières années, notamment contre Victoire Ingabire, Bernard Ntaganda, Kizito Mihigo et al., Frank Rusagara et Tom Byabagamba, ou encore la famille Rwigara. Malgré les efforts du parquet, ces procès ne font que mettre en lumière le vrai visage du régime parce qu’ils finissent tous invariablement par offrir une tribune aux opposants pour montrer le ridicule des charges et des procédures et exposer les vrais motifs de leur emprisonnement.
Des esprits éclairés ont donc dû juger qu’il serait imprudent de produire un personnage aussi imprévisible que Barafinda devant un tribunal. Le risque étant trop grand qu’un procès éventuel ne finisse en farce, le régime du FPR a donc opté pour une élimination psychiatrique, pour un personnage qui pouvait s’y prêter . Son apparence, ses manières, ses déclarations parfois décousues voire extravagantes en faisaient un candidat tout désigné pour ce nouveau type de répression. Il ne restait plus qu’à mettre la machine en marche.
Barafinda a été donc convoqué par le Rwanda Investigation Bureau (RIB) pour interrogatoire le 10 février 2020, convocation que le prévenu n’a pas honorée. Quelques jours après le RIB est allé l’arrêter à son domicile. Le jour même, ils ont annoncé l’avoir remis au HNP-CN parce qu’ils auraient déterminé qu’il était mentalement dérangé. Sans surprise, les médecins ont par la suite confirmé le diagnostic des policiers et confirmé que Barafinda était « malade » et devait rester interné.
Dès lors, plusieurs questions se posent. Qui du médecin ou du policier doit poser un diagnostic pour décider d’interner une personne au Rwanda ?
Est-ce que Barafinda constitue un tel danger public qu’il fallait absolument l’interner ? Rappelons à ce propos qu’il est époux et père de famille et que personne n’a jamais prétendu qu’il représentait le moindre danger que ce soit pour lui-même ou pour autrui.
Doit-on s’inquiéter que désormais, quand le RIB ou un autre allié du pouvoir dira d’un opposant politique qu’il est fou, les médecins de Ndera signeront tout simplement son admission à l’hôpital, au mépris de toute déontologie médicale ?
L’utilisation de la psychiatrie comme outil de répression inquiète car cela place le citoyen dans la position difficile, kafkaïenne, de devoir prouver qu’il n’est pas fou. C’est cette inquiétude qui a poussé des citoyens helvético-rwandais à interpeller les Hôpitaux Universitaires de Genève pour que dans la formation dispensée à leurs collègues rwandais, la déontologie médicale soit mise en avant pour éviter l’instrumentalisation de la médecine à des fins politiques. Ceci constitue un sujet encore sensible en Suisse qui a elle-même connu ce genre de dérives dans un passé pas si éloigné.
Malheureusement, l’utilisation de la psychiatrie comme instrument de répression politique ou pour se débarrasser des indésirables n’est pas une invention rwandaise, mais il serait encore temps pour les médecins rwandais de se rappeler à leur mission première qui est de soigner et non de servir d’instruments de répression politique. D’autant plus dans une institution à vocation chrétienne.
Luc Rugamba
Liens :
Brève biographie de Barafinda Sekikubo Fred : récit de Jambonews
Récit de Madame Barafinda
https://www.youtube.com/watch?v=ADxbKXjRSgw (ukwezi tv)
https://www.youtube.com/watch?v=fQiNHWghAC8 (Karasira)
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