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L’armée rwandaise est-elle en train de devenir le Wagner de la France et de l’Europe ?

L’armée rwandaise est-elle en train de devenir le Wagner de la France et de l’Europe ?

Depuis juillet 2021, l’armée rwandaise est déployée au Mozambique afin de lutter contre une insurrection de militants liés à l’Etat islamique dans la province de Cabo Delgado. Le directeur général de l’état-major de l’UE Hervé Bléjean a déclaré le 26 janvier 2022 que le Rwanda avait demandé « un soutien financier par le biais de la Facilité européenne de soutien à la paix, et le haut représentant est assez déterminé à y répondre favorablement« [1]. La décision européenne de soutenir une intervention armée dans la province de Cabo Delgado se justifie pleinement, ce qui est plus curieux, c’est le choix du Rwanda comme partenaire sécuritaire. Dans cet article nous allons tenter d’analyser le contexte et les raisons qui risquent de conduire les institutions européennes, sous l’impulsion de la France, à financer l’armée rwandaise.

Ce projet de financement a été initié par le président français Emmanuel Macron auprès de ses partenaires européens. Pour cause, en octobre 2011, un immense gisement de gaz off-shore a été découvert à 40 kilomètres au large des côtes septentrionales du Mozambique. A terme, ces réserves estimées à près de 5000 milliards de mètres cube pourraient faire du Mozambique le quatrième plus grand exportateur de gaz liquéfié au monde, et le premier en Afrique. TotalEnergies, le fleuron pétrolier français, s’est engagé à investir 20 milliards de dollars dans ce projet, soit l’investissement privé français le plus important jamais réalisé sur le continent africain. L’américain ExxonMobil et l’Italien ENI ont également investi des sommes importantes dans ce projet.

Après une énième attaque djihadiste le 24 mars 2021, TotalEnergies a décidé de suspendre le chantier. Le groupe français a justifié cet arrêt par « la grave détérioration de la situation sécuritaire »[2]. En effet, l’armée mozambicaine n’avait plus le contrôle d’une grande majorité de la région de Cabo Delgado désormais aux mains des djihadistes.

Le président du Mozambique Filipe Nyusi, poussé à réagir par ses partenaires économiques, principalement la France, s’est vu insuffler l’idée d’appeler à l’aide son homologue rwandais. Il s’est alors rendu à Kigali le 30 avril 2021 pour officialiser la demande. Avant de confirmer son aide, le président rwandais Paul Kagame a souhaité s’assurer le soutien européen. Il s’est rendu à Paris en mai 2021 dans le cadre du sommet sur le financement des économies africaines. En marge du sommet, Paul Kagame s’est entretenu avec Emmanuel Macron et le Premier ministre portugais Antonio Costa pour s’assurer qu’ils soutiendraient cette démarche.

Le soutien sécuritaire rwandais n’a pas tardé à se matérialiser puisqu’un premier contingent de 1000 soldats et policiers a débarqué au Mozambique dès début juillet 2021. Depuis lors, les troupes rwandaises combattent aux côtés de l’armée mozambicaine et d’une force multilatérale des pays de la SADEC.

La France patauge sur le terrain africain

La France, pourtant directement impactée par cette insurrection, n’a pas fait le choix d’envoyer directement ses troupes pour combattre la menace djihadiste au Cabo Delgado. Pour cause, les troupes françaises sont engluées dans une guerre contre le terrorisme au Sahel qui est entrain de virer au bourbier et risque de se terminer en queue de poisson tant les populations sahéliennes sont déçues par neuf années de guerre qu’elles estiment sans résultats probants. De plus, les dernières opérations françaises comme celles en Côte d’ivoire, en République Centrafricaine ou en Libye se sont terminées avec une image de la France fortement dégradée.

Les populations africaines reprochent à la France une attitude « néocolonialiste à double face ».  Elles accusent la France de prôner, d’un côté, les droits de l’Homme et la démocratie, mais de l’autre, de soutenir des autocrates au pouvoir et de chercher à protéger ses intérêts par tous les moyens. La jeunesse ouest-africaine, lassée mais consciente, a préféré ces dernières années soutenir des coups d’Etat militaires (au Mali, en Guinée et au Burkina-Faso) et une coopération avec une Russie tout aussi pragmatique mais jugée moins cynique, plutôt que la France, le partenaire historique. Pour toutes ces raisons, les autorités françaises sont de moins en moins enclines à envoyer leurs troupes sur les théâtres africains.

La stratégie de diplomatie sécuritaire de Kagame donne des fruits

Ce constat fait par les autorités françaises a en partie justifié la volonté de l’Elysée de se réconcilier avec le Rwanda. En effet, le Rwanda a fait de son armée depuis 20 ans, le moteur de sa diplomatie. Quatrième contributeur aux forces de maintien de la paix de l’ONU et premier en ratio par population[3], le volontarisme rwandais en terme sécuritaire plaît à New York. Le Rwanda a réussi à se construire une influence importante au sein de l’institution internationale, notamment et surtout grâce à ses larges contingents au sein des opérations de maintien de la paix onusiennes. Les Etats-Unis, très réceptifs à cela, ont longtemps fait de Kagame leur protégé. Un volontarisme qui n’est pas désintéressé tout de même puisqu’en 2022, les Nations Unies verseront au Rwanda 171 millions de dollars[4] en remboursement des coûts des opérations de maintien de la paix dans différents pays.

Cette manne financière et cette expérience engrangée ont permis au président Paul Kagame de se doter d’une armée qui est aujourd’hui considérée comme l’une des plus professionnelles, entraînées et équipées du continent africain.

La bonne réputation dont jouit l’armée rwandaise a conduit petit à petit Kigali à faire évoluer son modèle, en passant de la contribution sécuritaire multilatérale à la collaboration sécuritaire bilatérale. La première expérience d’engagement bilatéral fut en République Centrafricaine (RCA) où depuis décembre 2020[5],[6], le Rwanda a déployé ses forces spéciales pour sauver le président centrafricain Faustin-Archange Touadéra, qui avait des rebelles hostiles à son pouvoir à quelques kilomètres de la capitale Bangui.

Là encore, ce n’est pas désintéressé puisque le Rwanda se rémunère grâce à des accords commerciaux généreux lui permettant notamment de mettre la main sur une partie de l’immense manne minière du pays.[7]

Paris choisit Kagame pour assurer ses intérêts en République Centrafricaine

Cet engagement accrue du Rwanda en RCA a été soutenu par la France et l’Europe. La République centrafricaine est l’une des anciennes colonies dans laquelle Paris a toujours souhaité conserver son influence coûte que coûte. Cependant, en 2016, François Hollande avait décidé de conclure l’Opération Sangaris que menaient les forces françaises en RCA depuis 2013. La France avait alors contre toute attente retirer ses troupes de la République centrafricaine au lendemain de l’investiture du nouveau président Faustin-Archange Touadéra alors même que la situation sécuritaire restait inquiétante.

Ce fut une aubaine pour la Russie et surtout pour leur milice paramilitaire Wagner. Le nouveau chef d’Etat centrafricain en quête de soutiens internationaux s’est alors tourné vers les Russes, qui ont répondu favorablement et sont rapidement devenus les nouveaux maitres de Bangui. La milice russe a profité de sa position de force pour elle aussi mettre la main sur une part non négligeable des immenses réserves minières de la Centrafrique[8].

Paris, se sentant lésée et délogée de son pré carré centrafricain, a alors décidé de réagir. L’une des décisions importantes de l’Elysée fut de s’appuyer sur Kigali. En effet depuis 2014, l’ONU a lancé une mission de maintien de la paix en Centrafrique (MINUSCA) dans laquelle le Rwanda est engagé depuis son lancement. En l’absence d’une armée centrafricaine crédible, le Rwanda qui compose le gros des troupes de la MINUSCA[9], est rapidement devenu le deuxième pays le plus influent sur le terrain centrafricain derrière la Russie.

Depuis son retrait de RCA, la France a initié tous les projets de résolution au Conseil de sécurité visant à soutenir la MINUSCA contre l’avis de la Russie[10] qui y a plusieurs fois opposé son droit de veto. La décision du Rwanda en 2020 d’accroitre ses troupes en RCA via un accord bilatéral, contournant de facto le droit de regard onusienne, a été vue d’un bon œil à Paris. 

La stratégie de la France de soutenir un engagement accru du Rwanda en RCA se justifiait d’une part afin de s’assurer que ses intérêts résiduels seront sauvegardés, et d’autres part pour que Kigali puisse faire contrepoids et ne laisse pas les Russes accaparer trop de richesses et d’influence. Depuis lors, le Rwanda agit comme une sorte de proxy français en Centrafrique.

Ce soutien tacite, Paris a souhaité également le faire passer via l’Union européenne. African Intelligence[11], un média spécialisé sur l’actualité politique et économique africaine, a récemment révélé que l’Union européenne envisageait de mettre sous supervision rwandaise les forces centrafricaines formées dans le cadre de la mission de formation militaire européenne, afin de s’assurer que ceux-ci n’agissent plus aux côtés des forces paramilitaires de Wagner.

Le président français Emmanuel Macron serre la main du président rwandais Paul Kagame lors du 17e sommet des pays francophones à Erevan, le 11 octobre 2018. Lors de ce sommet grâce au soutien de la France, Louise Mushikiwabo a été élue Secretaire générale de l’OIF. (LUDOVIC MARIN / AFP)

Une réconciliation « quoi qu’il en coûte »

Avec d’un côté une puissance internationale en perte de vitesse en Afrique, et de l’autre un petit Etat avec à sa tête un régime à l’appétit grandissant, la rencontre opportune était inévitable. Les intérêts de la France de Macron et du Rwanda de Kagame se rejoignent. Il restait une épine dans le pied empechant de pouvoir assumer le partenariat au grand jour : la lecture historique de l’action de la France durant le génocide au Rwanda. D’un côté, le Président Paul Kagame accusait Paris d’avoir joué « un rôle direct dans la préparation politique du Génocide et la participation à celui-ci ». De l’autre, la justice française accusait des proches de Kagame d’avoir abattu l’avion du président Juvénal Habyarimana, ce qui a été le top départ du génocide.

Face à cette situation tendue, les deux chefs d’Etat ont tout de même réussi à totalement renverser la vapeur en l’espace de 4 ans et ce en 4 actes.

Premièrement, le président français Macron a offert en 2018 à Louise Mushikiwabo, la Ministre des Affaires étrangères de Paul Kagame, le poste de Secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie. Une décision qui a totalement surpris l’opinion générale car à l’époque la France et le Rwanda avaient, du moins officiellement, des relations diplomatiques au point mort. De plus, le Rwanda avait abandonné la langue de Molière au profit de celle de Shakespeare et avait intégré le Commonwealth.

Deuxièmement, la France a décidé d’abandonner les charges contre les neuf proches de Paul Kagame accusés d’avoir commandité et participé à l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana en avril 1994. Après une enquête qui a duré 20 ans, pendant lesquels une bonne partie des témoins à charge ont disparu ou ont été assassinés, Paris a classé l’affaire sans suite. Ce dossier qui avait causé l’ire et l’inquiétude du clan Kagame pendant 20 ans trouvait là une issue heureuse pour Kagame et ses proches.

Troisièmement, le story telling et la narrative médiatique sur le Rwanda en France ont totalement été inversés. Alors que la France était l’un des pays les plus critiques sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda, Kagame a peu à peu été présenté comme étant un chef d’Etat visionnaire, éclairé, qui aurait pacifié et développé le Rwanda.

Enfin, quatrièmement, les deux pays ont publié deux rapports « jumeaux » (Rapport Duclert côté français et Rapport Muse côté rwandais) critiquant la politique française au Rwanda dans les années 90 mais exonérant la France et ses responsables politiques de l’époque de toute culpabilité. Par là, les présidents Macron et Kagame convenaient de manière tacite que le passé et la recherche de la vérité historique ne devaient en aucun cas s’immiscer dans ou influer sur la collaboration commerciale, diplomatique et surtout sécuritaire à venir[12]. Une approche qui a fait couler beaucoup d’encre car jugée cynique par bon nombre de chercheurs, journalistes et rescapés du Génocide[13].

Après ces formalités, Emmanuel Macron s’est rendu au Rwanda en mai 2021 afin d’officialiser la réconciliation et le partenariat entre la France et le Rwanda, signant au passage un engagement à débloquer 500 millions d’euros sur 4 ans pour soutenir le pouvoir rwandais[14]. Ce qui devrait placer la France dans le top 3 rwandais des pays contributeurs en matière d’aide publique au développement alors qu’elle était jusque-là au-delà de la dixième place.

Paul Kagame se frotte les mains. Alors que sa relation avec les Etats-Unis et le Royaume-Unis, qui furent ses soutiens originels, bas de l’aile depuis plusieurs années et qu’elle a même empirée avec le kidnapping et l’emprisonmement de Paul Rusesabagina, il retrouve en la France, le parrain international dont il a besoin pour continuer ses oeuvres.

L’armée rwandaise est-elle devenue le Wagner français ?

La France doit désormais composer avec la concurrence russe qui souhaite accroître son influence en Afrique. Une concurrence que l’on pourrait presque qualifier de déloyale car la plupart du temps le Kremlin se cache derrière le groupe de mercenaires paramilitaire Wagner pour agir de manière officieuse.

Les mercenaires du groupe Wagner ont été déployés en Afrique, notamment au Soudan, en Centrafrique, en Libye, au Madagascar, au Mozambique et dernièrement au Mali. Une situation qui permet flexibilité et déresponsabilisation au président russe Vladimir Poutine car il ne doit pas rendre compte des échecs, des exactions ou des pillages quand ça se passe mal, mais il tire les profits et les mérites quand ça se passe bien.

Il semble qu’Emmanuel Macron s’est inspiré de son homologue russe. En s’adjoignant les services de Kagame et de l’armée rwandaise, le président français s’assure les services de troupes aguerries et déployables à foison sur le continent africain. Surtout, il pense éviter les critiques fréquentes quant à l’image néocolonialiste de la France. De plus si l’opération est un échec, ce n’est pas lui qui devra en assumer les conséquences devant une opinion publique française très critique et de moins en moins encline à accepter les décès de jeunes soldats français à des milliers de kilomètres de l’Hexagone. De son côté, Paul Kagame s’assure en la France un parrain puissant, l’un des deux piliers de l’Europe et un membre permanent du Conseil de sécurité.

De plus pour Paris, l’armée rwandaise, c’est l’alternative parfaite à soumettre aux Etats africains en difficulté sécuritaire et qui envisagent d’opter pour la solution russe de Wagner. L’option rwandaise présente l’avantage qu’elle permet aux Chefs d’Etat africains de rassurer leur population en expliquant que les Rwandais sont des Africains comme eux.

A la question pourquoi le Rwanda a décidé d’envoyer ses troupes combattre pour le Mozambique, Paul Kagame a ressorti son « panafricanisme » du placard pour répondre lyriquement : « Les Africains sont capables et peuvent trouver des solutions à leurs problèmes les plus difficiles. Rien ne devrait nous empêcher de garantir la stabilité, le progrès et le bien-être du peuple africain. C’est pourquoi le Rwanda n’a pas hésité, quand on nous a demandé de joindre nos forces armées aux forces mozambicaines, de ramener la sécurité dans cette région. »[15]

Wagner et l’armée rwandaise collaborent pour assurer la sécurité du Président centrafricain Faustin-Archange Touadera

Wagner-Rwanda : blanc bonnet et bonnet blanc ?

A priori comparer une armée régulière et une armée de mercenaires peut paraitre incongrue. Le parallèle est pourtant assez frappant. On observe des méthodologies, des objectifs et des champs d’action très proches entre l’armée rwandaise et Wagner.

On observe un chassé-croisé entre les deux armées qui sont généralement présentes sur les mêmes théâtres d’opération africains. En RCA, elles sont toutes deux en place pour protéger le pouvoir en place. Au Mozambique, Wagner a laissé sa place à l’armée rwandaise après une présence entre 2019 et 2021. Les mercenaires russes avaient été contracté par le gouvernement mozambicain pour solutionner le problème djihadiste dans la province du Cabo Delgado, avec peu de succès au final. Enfin, désormais les deux armés lorgnent sur le Mali.

Suite au départ plus que probable des forces françaises du Mali, Wagner aurait commencé à déployer des troupes au Sahel. Coté rwandais, le Chef d’Etat-Major de l’armée rwandaise, Jean-Bosco Kazura s’est rendu à Bamako en octobre 2020[16]. Il y a rencontré le Chef de l’armée malienne Oumar Diarra et le ministre de la défense Sadio Camara. Il leur a proposé une coopération bilatérale sécuritaire. Comme en RCA, l’Elysée verrait une telle intervention d’un bon oeil, elle qui entretient des relations exécrables avec la junte malienne en raison du rapprochement entre Bamako et Moscou.

Que ce soit en RCA, au Mozambique ou au Sahel, ni le Rwanda, ni Wagner n’ont d’intérêts vitaux ou particuliers pouvant justifier au préalable une intervention armée. Le point commun est qu’ils agissent au profit de puissances qui elles y ont des ambitions géopolitiques ou économiques importants.

De plus, Wagner et le Rwanda partagent une méthodologie de rémunération en partie similaire. La particularité des pays où se déploient les deux armés est que ce sont des pays possédant d’importantes réserves minières notamment en or.  En effet, Wagner et le Rwanda contractent systématiquement des accords pour l’exploitation minière dans l’intérêt de s’assurer une rémunération directe.

Qui va payer la facture mozambicaine?

L’avantage d’une armée régulière par rapport à une armée de mercenaires est qu’elle peut postuler à des sources de financement plus institutionnelles. Le coût de l’opération rwandaise au Mozambique est estimé à 20 millions de dollar par mois[17] et l’Etat rwandais n’a clairement pas les moyens d’assumer ces dépenses sur le long terme.

En effet, malgré son image très positive dans les médias, le Rwanda reste un pays sous-développé et l’un des 25 pays les plus pauvres au monde, avec un PIB nominal qui place le Rwanda à la 149e place mondiale[18], derrière des pays comme le Soudan du Sud ou Haïti.

Paris s’est alors lancée en quête de sources de financement institutionnelles pour son nouvel allié, et c’est vers l’Union européenne que les yeux de Emmanuel Macron se sont tournés. Le média African Intelligence[19] a révélé que Paris aurait sollicité l’appui de plusieurs capitales européennes afin de soutenir un financement de l’opération rwandaise au Mozambique via le mécanisme de Facilité européenne pour la paix. Il s’agit d’un fonds extrabudgétaire de 5 milliards d’euro sur 7 ans destinés à financer les opérations de maintien de la paix ainsi que des programmes de renforcement des armées. Dès lors, l’Union européenne planche depuis septembre 2021 sur les modalités de ce soutien financier direct à l’armée rwandaise.

Les déclarations du vice-amiral français Hervé Bléjean, officialisant pour la première fois ce projet de financement, couronne le travail de persuasion de la diplomatie française qui est en passe de réussir à convaincre ses partenaires européens de financer son allié rwandais. Cependant, malgré près de 6 mois de discussions les violons des pays membres ne sont pas totalement accordés sur ce dossier. Certains pays ont des doutes sur le niveau de financement, perçu comme trop important, d’autres en ont sur l’éthique.

Le géant petrolier français, TotalEnergies a lui déjà mis la main à la poche. Patrick Pouyané, PDG du « supermajor » français s’est arrêté à Kigali le 30 janvier 2022, avant de se rendre au Mozambique. Toujours selon African Intelligence[20], le dirigeant français souhaitait s’assurer de l’engagement rwandais au Mozambique sur le long terme. Le groupe pétrolier souhaite pouvoir relancer une activité sur le site gazier de Cabo Delgado courant 2022. En marge de la rencontre avec le Président Kagame et en guise de remerciement, Patrick Pouyané a signé un protocole d’accord avec le gouvernement rwandais sur la commercialisation et la fourniture d’énergie au Rwanda, et annoncer la création d’une filiale avec un bureau permanent à Kigali.

Le PDG de TotalEnergies, Pascal Pouyanné aux cotés du Président rwandais Paul Kagame le 30 janvier 2022 était venu officialiser les futurs investissement de son entreprise au Rwanda

En s’alliant avec Kagame, Macron accèlere le déclassement français

L’erreur d’Emmanuel Macron en s’alliant avec Paul Kagame est de penser qu’un tel partenaire va l’aider à reconquérir cette Afrique qui échappe toujours un peu plus à la France. Si effectivement une armée comme celle de Kagame peut aider à protéger un contrat commercial juteux à court terme, sur le long terme, un tel allié ternit une image et révèle les véritables intentions qui ne peuvent être perçues que comme individualistes. Ce que gagne le Président Macron aujourd’hui, il risque de le faire perdre à la France demain.

La France se trompe quand elle pense que pour lutter face à la Chine, la Turquie ou la Russie sur le marché africain, elle doit utiliser les mêmes armes que ces pays. La différence est que les attentes des peuples africains pour « la patrie des droits de l’homme » ne peuvent être les mêmes que pour les autres. La France n’a jamais été aussi populaire et prospère en Afrique que quand elle a mis en avant les intérêts des peuples dans une relation gagnant-gagnant.

Aujourd’hui, le pouvoir de Macron a des relations très tendues avec plusieurs pays qui ont historiquement des relations fortes avec la France (Algérie, Mali, Guinée, Burkina Faso, etc.). La classe politique et médiatique française semble éberluée face à ces pays qui n’hésitent plus à engager des rapports de force avec Paris. Pourtant, est-ce vraiment une surprise ? Quel message le président Macron adresse-t-il aux régimes autoritaires au pouvoir en Afrique lorsqu’il déroule désormais le tapis rouge à un président qui a passé 20 ans à insulter la France, à l’accuser de tous les maux et à se moquer de ses chefs d’État successifs ?

A l’heure du bilan de la politique diplomatique africaine du Président Macron, on peut clairement dire qu’il y a eu beaucoup de volontarisme, mais que celui-ci s’est accompagné d’une rudesse, d’une arrogance, d’une incohérence et d’une solitude qui ont fait des dégâts. Macron a voulu incarner le pragmatisme mais l’Afrique l’a ressenti comme une volonté de garantir son intérêt à tout prix.

Le fameux « en même temps » cher à Emmanuel Macron s’est également appliqué à son action en Afrique. Le Président français s’est distingué par un manque de colonne vertébrale et de cohérence diplomatique qui interpelle. D’un côté, il dénonce au Cameroun « des violations des droits de l’homme intolérables », crée un fond pour la démocratie en Afrique ou dénonce le « double coup d’état » de la junte malienne. Mais de l’autre, il se rend au Tchad donner sa bénédiction au népotisme institutionnalisé, vend des armes au pouvoir égyptien qui est de plus en plus répressif et noue une alliance militaire avec le Président Kagame dont l’armée est accusée des pires exactions en RDC lors des 25 dernières années.

Emmanuel Macron a voulu assumer une stratégie de realpolitik mais celle-ci est un art diplomatique et un jeu d’équilibre qu’on ne peut improviser ni appliquer à la hâte au risque de perdre les gains espérés et la mise de départ. Le Président Macron donne le sentiment d’avoir privilégié une politique de coups, au cas par cas, au détriment d’une vision long terme, global et cohérente.

Le double discours de l’UE sur les droits de l’Homme

Sous l’impulsion de la France donc et de soutiens de longue date comme Charles Michel, le Président du Conseil européen, l’Europe risque d’emboiter le pas de la France en choisissant de soutenir financièrement et diplomatiquement l’armée rwandaise. Le régime de Paul Kagame fait pourtant débat. Salué par plusieurs pour ses progrès économiques, il est également fortement décrié pour ses violations des droits de l’Homme. Sur la question du financement européen, de nombreuses voix se sont donc élevées pour dénoncer l’incohérence des institutions européennes et le double discours de l’UE quand il s’agit du Rwanda.

En effet, d’un côté le parlement européen a demandé à la Commission dans une résolution datée d’octobre 2021 sur le cas de Paul Rusesabagina, de « procéder à un réexamen critique de l’aide apportée par l’Union européenne au gouvernement rwandais et aux institutions publiques rwandaises afin de s’assurer qu’elle encourage pleinement les droits de l’Homme ». De l’autre côté, la Commission fait fi de ces recommandations en appuyant sans nuance le soutien financier à l’armée rwandaise via le mécanisme de Facilité européenne pour la paix, dont elle a la gestion. Aujourd’hui, Paul Rusesabagina, héros du film Hôtel Rwanda, croupit toujours dans les geôles rwandaises, et sa famille attend encore des actions concrètes de la part des autorités européennes. Dans tous les cas, cela trahit une incohérence entre la demande du Parlement et l’action de la Commission.

Le Rwanda est signataire de l’Accord de Cotonou, qui dispose que le respect des droits de l’Homme est une composante essentielle de la coopération entre l’Union européenne et l’Organisation des Etats ACP. L’accord stipule également que la consolidation de l’Etat de droit et le renforcement des droits de l’Homme sont les grandes priorités de la programmation de l’Union européenne envers les pays signataires comme le Rwanda. Pourtant partant des conclusions[21] de toutes les organisations multilatérales ou non-gouvernementales qui ont analysé l’action du Rwanda en matière des droits de l’Homme, on peut aisément conclure que la situation des droits de l’Homme au Rwanda est alarmante. Il y a clairement une incohérence au regard des traités dessinant le cadre de coopération entre les institutions européennes et les pays d’Afrique.

Enfin, dans le dernier rapport du Service européen pour l’action extérieur (EEAS) sur les droits de l’Homme au Rwanda daté de juin 2021, l’organe européen exprime de lui-même que le gouvernement rwandais « continue de faire l’objet d’allégations de graves violations des droits de l’homme – recours excessif à la force, morts suspectes en détention, exécutions extrajudiciaires et disparitions forcées. » Toutes ces exactions sont le fait des mêmes forces de sécurité, polices et armées, que la Commission européenne souhaite soutenir financièrement. Il y a là encore une incohérence entre ce que dénonce la Commission et ce qu’elle compte financer.

Ce manque de cohérence généralisé qui donne l’impression d’un double discours est une critique récurrente faite à Bruxelles. De plus en plus de voix s’élèvent contre une politique européenne qui serait uniquement guidée par des intérêts au détriment des peuples et des valeurs que l’Europe dit défendre.

Répondant à plusieurs appels émis sur les réseaux sociaux, des centaines de manifestants ont investi ce 10 janvier 2022 la place de l’Indépendance à Bamako, au Mali, pour protester contre la présence française, incarnée notamment par la force Barkhane. Ils étaient 900 selon la police, «plusieurs milliers» pour les organisateurs. Des affiches très violents contre le Président Macron et la France ont été brandis.

L’Europe doit tirer les leçons du passé et éviter les erreurs africaines de la France

L’Europe risque de se brûler les ailes en tentant de soutenir la stratégie macronienne d’alliance sécuritaire avec Kagame en Afrique. Si la lutte contre le terrorisme et le djihadisme sont une nécessité, la manière importe aussi. L’utilisation d’un proxy ne protège pas contre les retours de bâtons. Aujourd’hui personne n’est dupe sur le fait que le groupe Wagner agit pour le compte du Kremlin en Afrique. Tout comme personne n’est dupe sur le fait que l’armée rwandaise agit en partie pour le compte de l’Elysée en Afrique

Il est essentiel pour l’Europe de tirer les leçons des phénomènes de coup d‘Etat militaro-populaire en Afrique de l’Ouest de ces dernières années.  Deux sont particulièrement importantes quand on parle du Rwanda : premièrement, ils révèlent une aspiration forte des peuples et de la jeunesse africaine à un Etat de droit qui sécurise tout en assurant démocratie et liberté. Deuxièmement, ils trahissent un rejet absolu de la France car perçue comme une puissance au double discours mais qui ne cherche que son intérêt.

Même si le pouvoir rwandais est structurellement différent des pays ouest-africains, les aspirations et sentiments des peuples se rejoignent. Un soutien inconsidéré au pouvoir rwandais ne ferait que rajouter de l’eau au moulin des détracteurs de la politique jugée incohérente de l’UE et renforcerait le rejet de la jeunesse africaine face à une politique qu’ils jugent néo-colonialiste. Si l’Union européenne ne revoit pas les conditions de sa collaboration sécuritaire avec le pouvoir rwandais, cette fois ce ne seront plus les drapeaux français qui brûleront comme c’est le cas actuellement en Afrique de l’ouest, mais plutôt les drapeaux européens.

Norman Ishimwe

Twitter: @ishimwenorman

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[1] https://multimedia.europarl.europa.eu/webstreaming/subcommittee-on-security-and-defence_20220126-1345-COMMITTEE-SEDE

[2] https://www.france24.com/fr/%C3%A9co-tech/20210426-mozambique-total-suspend-son-projet-gazier-pour-cause-de-force-majeure

[3] https://peacekeeping.un.org/en/troop-and-police-contributors

[4] https://cddmoz.org/wp-content/uploads/2021/11/Is-France-using-development-aid-to-finance-the-intervention-of-Rwandan-troops-in-Mozambique.pdf

[5] https://information.tv5monde.com/afrique/centrafrique-le-gouvernement-annonce-que-le-rwanda-et-la-russie-ont-envoye-des-soldats

[6] https://www.africaintelligence.fr/afrique-ouest-et-centrale_diplomatie/2021/04/07/paul-kagame-business-angel-de-touadera,109655531-eve

[7] https://www.africaintelligence.fr/afrique-ouest-et-centrale_diplomatie/2021/04/07/paul-kagame-business-angel-de-Touadéra,109655531-eve

[8] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/12/14/exactions-et-predations-la-methode-de-la-milice-wagner-en-afrique_6105992_3212.html

[9] https://peacekeeping.un.org/fr/mission/minusca

[10] https://nemrod-ecds.com/?p=2948

[11] https://www.africaintelligence.fr/afrique-ouest-et-centrale_diplomatie/2022/01/03/les-soldats-rwandais-vont-ils-encadrer-les-contingents-formes-par-la-mission-militaire-de-l-ue,109713690-art

[12] http://www.echosdafrique.com/wp-content/uploads/2021/05/Rapport-Duclert-_-Une-analyse-et-des-conclusions-discutables.pdf

[13] https://www.jeuneafrique.com/1160161/politique/analyse-role-de-la-france-au-rwanda-la-realpolitik-au-detriment-de-lhistoire/

[14] https://www.jeuneafrique.com/1179992/economie/macron-au-rwanda-la-france-va-debloquer-plus-de-350-millions-deuros/

[15] https://www.youtube.com/watch?v=VXX6B_4uffc

[16] https://www.africaintelligence.fr/afrique-est-et-australe_diplomatie/2021/12/10/comment-kigali-exporte-son-savoir-faire-militaire-sur-le-continent,109709922-ar2

[17] https://www.africaintelligence.fr/petrole-et-gaz_exploration-production/2022/01/24/cabo-delgado–le-yalta-diplomatico-petrolier-de-patrick-pouyanne-et-paul-kagame,109718057-art

[18] https://tinyurl.com/49cmr9me

[19] https://www.africaintelligence.fr/afrique-est-et-australe_diplomatie/2021/11/08/l-union-europeenne-va-t-elle-financer-le-deploiement-des-soldats-rwandais,109702788-art

[20] https://www.africaintelligence.com/oil–gas_exploration-production/2022/01/24/pouyanne-and-kagame-s-diplomatic-dance-to-restart-cabo-delgado-lng,109718558-eve

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