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Kagame face aux sanctions: entre déni et stratégie du chaos

Kagame face aux sanctions: entre déni et stratégie du chaos

L’annonce des sanctions imposées par l’Union européenne contre trois généraux rwandais, une institution étatique clé et la principale société minière du pays aurait pu provoquer un séisme politique à Kigali. Pourtant, dans les médias officiels comme The New Times, Igihe, Kigali Today, et même à la télévision nationale RBA et aux chaines de télévisions privées populaires telles que TV1 et TV10, un silence absolu règne.

Aucune déclaration du ministre des Affaires étrangères, Olivier Nduhungirehe. Aucun commentaire de la porte-parole du gouvernement, Yolande Makolo. Ce mutisme contraste radicalement avec l’agitation frénétique du régime rwandais dans les semaines ayant précédé ces sanctions, lorsque Kigali déployait tous ses efforts pour tenter d’y échapper.

Les sanctions européennes, un échec diplomatique cuisant

Conscient de la menace, Kigali avait multiplié les démarches diplomatiques pour éviter la sentence. Olivier Nduhungirehe s’était lancé dans une intense campagne de lobbying auprès de ses homologues européens. En ultime recours, une délégation de haut niveau, incluant le chef des services de renseignement rwandais Aimable Havugiyaremye et Patrick Karuretwa, stratège en chef des opérations rwandaises en RDC, s’était rendue à Bruxelles. Cette « visite de la dernière chance » visait à convaincre la haute représentante de l’UE, Kaja Kallas, et le commissaire Jozef Sikela d’abandonner les sanctions. Mais l’UE n’a pas fléchi. Le couperet est tombé, et il frappe Kigali au cœur de son dispositif stratégique.

L’UE, un pilier de la stratégie de developement du Rwanda de Kagame fragilisé

Contrairement aux États-Unis, dont la coopération avec Kigali est aujourd’hui principalement militaire, l’Union européenne est devenue ces dernières années le partenaire économique et stratégique le plus important du Rwanda. Loin de se limiter à l’aide au développement, cette relation couvre des investissements massifs, le commerce des ressources stratégiques et le financement d’infrastructures.

Un exemple marquant est le programme Global Gateway, par lequel l’UE a promis en décembre 2023 un investissement de 900 millions d’euros au Rwanda. Lors de sa visite à Kigali, Ursula von der Leyen avait scellé un accord clé sur l’approvisionnement en minerais critiques, faisant du Rwanda un acteur majeur dans la chaîne d’approvisionnement européenne en coltan et autres ressources essentielles.

Ces accords sont désormais remis en question. À Bruxelles, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer une grave erreur stratégique : renforcer économiquement un régime accusé de piller les ressources de la RDC et de déstabiliser la région.

Détourner l’attention : la Belgique en bouc émissaire

Face à cet échec diplomatique, Kigali a adopté une riposte bien rodée : détourner l’attention en accusant la Belgique.

Pour mener cette offensive, le régime a envoyé Jean-Damascène Bizimana, ministre de l’Unité Nationale et idéologue du régime. Connu pour ses prises de position extrêmes et son instrumentalisation du génocide à des fins politiques, Bizimana accuse Bruxelles de soutenir une prétendue idéologie du génocide et de protéger les génocidaires.

Depuis l’annonce des sanctions européennes, il est omniprésent sur les médias rwandais. Plutôt que d’aborder frontalement les mesures prises contre les généraux et les institutions du régime, la télévision nationale et les chaînes proches du pouvoir diffusent en boucle ses interventions incendiaires contre la Belgique.

Cette tactique, bien que grossière, s’appuie sur un précédent efficace : pendant des années, le Rwanda a utilisé la mémoire du génocide pour contraindre la France au silence sur ses responsabilités régionales. Sous cette pression, Emmanuel Macron a fini par céder et s’aligner sur la version officielle du régime rwandais. Kigali espère aujourd’hui rééditer cet exploit avec la Belgique, en la poussant à atténuer ses critiques sous prétexte d’un impératif moral.

Pourtant, Kigali sait que l’impulsion des sanctions ne vient pas de Bruxelles. Les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada ont adopté une ligne dure de manière indépendante, tandis que l’Union européenne a agi collectivement, sous l’impulsion de plusieurs pays.

La majorité des pays européens, y compris ceux n’ayant pas d’intérêt stratégique particulier dans la région des Grands Lacs, ont soutenu une position ferme contre Kigali. Cette fermeté s’inscrit dans une volonté de cohérence avec leur approche vis-à-vis de la Russie dans le dossier ukrainien.

D’ailleurs, selon nos informations, une nouvelle série de sanctions est en préparation à Washington. L’administration Trump envisage fortement de durcir sa position face au soutien de Kigali au M23. À Bruxelles, un nouveau train de sanctions a déjà obtenu un accord préliminaire et ne serait suspendu que dans l’attente de l’évolution de la situation sur le terrain. En cas d’aggravation du conflit en RDC ou d’intransigeance persistante de Kigali, ces nouvelles mesures pourraient être déployées rapidement.

Ruki Karusisi : l’homme de l’ombre de Kagame au cœur de la riposte clandestine

Le Rwanda ne se contente pas d’une simple campagne de communication. Selon certains de ses proches, Ruki Karusisi, l’un des généraux sanctionnés par l’UE et récemment démis de son poste de commandant des forces des opérations spéciales par Kagame, n’a pas été mis sur la touche. Bien au contraire : Paul Kagame lui a confié une « task force » clandestine dédiée à l’Europe et à la Belgique, chargée d’influencer les milieux politiques et médiatiques européens pour minimiser l’impact des sanctions.

Surnommé « Rocky », Ruki Karusisi est un homme de l’ombre du régime rwandais. Ancien garde du corps personnel de Paul Kagame, il a gravi les échelons du pouvoir grâce à sa loyauté et son efficacité dans les missions sensibles. Il est issu d’une famille intimement liée au régime : sa femme, Iza Ireme, est l’une des principales dirigeantes de Crystal Ventures, le bras financier du FPR, tandis que sa sœur, Diane Karusisi, dirige la BK (Bank of Kigali), surnommée la “banque de Kagame” pour son rôle central dans le financement des opérations du régime.

Ce n’est pas la première fois que Kagame lui confie une mission clandestine. Au milieu des années 2010, Karusisi avait été chargé de développer l’ »Intervention Group », une structure spécialisée dans l’espionnage, l’intimidation et l’ingérence en Belgique. Ce groupe a notamment été impliqué dans des opérations visant des opposants rwandais en exil et des personnalités politiques critiques envers le régime.

Aujourd’hui, les avancées du M23 en RDC sont directement mises à son crédit. Loin d’avoir perdu en influence, il a gagné en prestige auprès du cercle rapproché du pouvoir. Sa gestion du conflit en RDC et sa capacité à opérer dans l’ombre pour défendre les intérêts du régime lui ont valu non pas une disgrâce, mais un renforcement de son rôle stratégique.

Retrait du M23 des négociations : Kigali joue la carte du chaos

Mais cette offensive ne se limite pas à Bruxelles. Kigali a délibérément orchestré le retrait du M23 des négociations de Luanda, une manœuvre calculée visant à attiser la crise et intensifier la pression sur les États soutenant la souveraineté de la RDC. En alimentant l’instabilité sur le terrain, le régime rwandais cherche à imposer un dilemme à ses détracteurs : soit ils maintiennent leur fermeté et risquent une escalade incontrôlable du conflit, soit ils assouplissent leur position pour éviter un embrasement régional. Cette stratégie vise à prouver que les sanctions et la pression diplomatique ne font qu’envenimer la situation, et qu’une confrontation frontale avec Kigali ne peut conduire qu’à une impasse.

Rencontre surprise entre Tshisekedi et Kagame au Qatar

Plutôt que de suivre le cadre des négociations de Luanda, désormais bloqué, Paul Kagame s’est résolu à engager un dialogue sous la médiation du Qatar, un acteur perçu par Kigali comme neutre et moins sensible aux pressions occidentales.

Ce choix s’inscrit dans une stratégie bien définie : en contournant l’UE et les États-Unis, Kagame cherche à évincer les puissances occidentales du dossier et à imposer un cadre où il contrôle les termes des discussions. Il applique la même logique que dans sa campagne contre la Belgique : sanctionnez-nous et vous perdez toute influence. Seuls les acteurs jugés plus flexibles, comme le Qatar ou la Turquie, restent en mesure de discuter avec lui. D’ailleurs, Kagame avait déjà sollicité la Turquie pour jouer un rôle de médiateur, illustrant sa volonté d’éloigner le dossier des circuits diplomatiques traditionnels.

Mais l’Occident n’est pas la seule cible de Kigali. Les tensions avec João Lourenço se sont intensifiées, Luanda ayant pris conscience des manœuvres rwandaises et refusant de se laisser instrumentaliser. Anticipant une médiation plus stricte de sa part, Kagame mène un lobbying actif pour le remplacer par un panel d’anciens chefs d’État africains, plus faciles à influencer et qui mettraient des mois à maîtriser la complexité du conflit. Ce délai lui offrirait un répit stratégique, lui permettant de poursuivre ses actions sans contrainte immédiate.

Une médiation qatarie qui sert avant tout Kigali

Début 2023, le Qatar avait déjà proposé ses bons offices pour faciliter une médiation entre la RDC et le Rwanda, mais Félix Tshisekedi avait alors décliné l’offre. Depuis, les relations commerciales entre Kinshasa et Doha se sont intensifiées, rendant cette médiation plus acceptable aux yeux des autorités congolaises.

L’intérêt du Qatar dans ce processus est avant tout économique. Doha veut éviter que le Rwanda, où il a réalisé d’importants investissements, notamment dans le transport aérien et le tourisme – deux secteurs en chute libre à cause du contexte sécuritaire – ne devienne une perte sèche. Cependant, malgré son expérience en médiation, le Qatar manque de connaissance sur le dossier congolais et n’en maîtrise ni l’historique, ni les subtilités. Ce déficit d’expertise risque de profiter à Kigali, maître dans l’art de manipuler les négociations.

Tshisekedi joue la montre, mais à quel prix ?

Du côté congolais, Tshisekedi n’avait pas d’alternative. La situation militaire des FARDC est critique : le M23 continue d’avancer, et l’armée congolaise, sous-équipée et épuisée, peine à contenir l’offensive. Tout dialogue, même biaisé, peut freiner la progression des rebelles et offrir un temps précieux pour réorganiser la défense.

En parallèle, Tshisekedi cherche à consolider ses soutiens diplomatiques et politiques, notamment aux États-Unis. Il mise sur l’aboutissement du partenariat économique qu’il négocie avec l’administration Trump, un levier stratégique qui, une fois scellé, pourrait renforcer sa position face à Kigali.

Enfin, en s’engageant dans cette médiation, il veut préserver son crédit diplomatique international en montrant qu’il reste ouvert aux négociations. Mais en acceptant Doha comme nouveau cadre de dialogue, il risque d’affaiblir le rôle des puissances occidentales et de Luanda, laissant à Kagame l’opportunité d’imposer son tempo et de dicter les termes du processus.

Un pari risqué pour Kigali

Deux scénarios se dessinent pour les prochains jours. Dans le premier cas, les alliés de Kinshasa pourraient céder au chantage rwandais, offrant des concessions dans l’espoir de ramener Kagame à la raison. Une telle issue lui permettrait de desserrer l’étau diplomatique sans véritable contrepartie, consolidant son influence régionale tout en évacuant la pression occidentale.

À l’inverse, si les partenaires internationaux de la RDC maintiennent la pression, le régime rwandais pourrait se retrouver acculé. La stratégie du talk and fight et celle du chaos, utilisées jusqu’ici par Kagame, montreraient leurs limites si elles échouaient à convaincre. Un durcissement des sanctions et un isolement diplomatique accru affaibliraient encore Kigali, avec des répercussions économiques et politiques potentiellement désastreuses. Dépendant des aides internationales et des investissements étrangers, le Rwanda pourrait basculer dans une crise difficile à contenir.

Le choix de la communauté internationale sera déterminant. Entre compromis et fermeté, l’avenir du régime rwandais se joue désormais sur l’échiquier diplomatique. Une escalade des sanctions risquerait d’asphyxier un système déjà sous tension, menaçant non seulement le pouvoir en place mais aussi les fondements économiques du pays.

En misant tout sur l’intimidation et l’escalade, Kagame prend un pari dangereux. S’il parvient à imposer sa vision, il renforcera temporairement son contrôle régional. Mais en cas d’échec, il pourrait bien amorcer le déclin de son règne.

À force de vouloir imposer ses règles, Kigali risque de se heurter aux contradictions de sa propre stratégie.

Irene Nyenyeli

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